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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/168

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LE BERGSONISME

passent successivement la monade ou la personne. Dès lors il semble qu’en tendant le cou, ou en usant de quelque œil artificiel comme le périscope des tranchées, il ne serait pas impossible d’empiéter sur le futur, de fournir à notre vision un champ un peu plus étendu que le présent où elle paraît enfermée. Et la science la plus récente et la plus hardie engendre ici, lorsqu’on la transporte sur le plan philosophique, une illusion analogue à celle de la philosophie la plus ancienne. Je veux parler de l’Espace-Temps à quatre dimensions de Minkowski et d’Einstein. M. Bergson, dans son livre Durée et Simultanéité, montre que la science et le langage nous suggèrent eux-mêmes l’interprétation du temps comme d’une quatrième dimension de l’espace, et que la physique de la Relativité a suivi une pente naturelle et légitime de la science en introduisant cette conception dans ses calculs. Mais dès que ces calculs et ce symbolisme veulent revêtir une figure philosophique « on risque de prendre le déroulement de toute l’histoire passée, présente et future de l’univers pour une simple course de notre conscience le long de cette histoire donnée tout d’un coup dans l’éternité : les événements ne défileraient plus devant nous, c’est nous qui passerions devant leur alignement[1] ». Et la croyance à un tel alignement, ou à un cercle, l’image d’un donné d’éternité que notre vie temporelle devrait parcourir successivement comme on compte les pièces d’or d’un coffret, comme on recense ou étudie les habitants d’un pays, cette croyance n’est que l’ombre que portent sur la philosophie les nécessités pratiques de notre science mathématique et mécanique. L’incorporer à la philosophie c’est incorporer à la lune l’image que notre planète projette sur elle une nuit d’éclipse.

Si l’histoire est, comme la philosophie, la connaissance de ce qui dure, elle est sujette, comme la philosophie, à être séduite et trompée par ces endosmoses presque inévitables de l’espace et du temps. De même que notre espace implique trois dimensions, notre durée implique trois réalités, une réalité de mémoire qui est le passé, une réalité d’action qui est le présent, une réalité d’indétermination qui est l’avenir : cette dernière non moindre que les deux autres, puisque c’est par elle que le bergsonisme définit les êtres doués d’un système nerveux, — centres d’indétermination. Or la philosophie de l’histoire paraît impliquer une ombre portée analogue à celle de la philosophie ; — l’ombre portée du langage et de la science. De même qu’aux trois

  1. Durée et Simultanéité, p. 209.