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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/178

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LE BERGSONISME

La philosophie bergsonienne de l’histoire humaine serait donc probablement, en partie, une philosophie des techniques, mais déjà la philosophie bergsonienne de l’intelligence est une philosophie de la technique, et l’intelligence de l’homo faber se définit comme un moyen d’agir sur la matière par l’intermédiaire d’outils fabriqués. Nos philosophes, imbus d’idéal grec, ont coutume de reprocher à M. Bergson ce qu’ils considèrent comme une dégradation de l’intelligence. Mais les Américains, qui ont fait un si grand succès au bergsonisme, le loueraient volontiers d’avoir formulé la théorie de l’intelligence éminemment propre à l’âge des techniques et des machines. On pourrait aller plus loin, et voir même dans la philosophie bergsonienne de l’élan vital et de l’évolution créatrice une théorie singulièrement adaptée à cet âge des machines, une théorie de la vie des machines dans le génie humain, comme le mécanisme cartésien pouvait passer pour une théorie de la construction des machines.

Au terme d’âge des machines on pourrait substituer celui d’âge des moteurs. Jusqu’au XVIIIe siècle, exception faite pour les moulins à vent et à eau (dont l’invention, pourtant si simple, ne remonte d’ailleurs pas au delà de l’époque byzantine) les machines humaines, si compliquées qu’elles fussent, rentraient dans la catégorie des outils, puisqu’elles avaient pour moteur un être vivant, homme ou animal. Le levier, le ressort, multiplient ingénieusement le travail de ce moteur, ils ne le remplacent pas. Mais la machine à vapeur ou à électricité est à l’outil ce que l’intelligence est à l’instinct. Elle puise son énergie directement dans la matière, au lieu de l’emprunter à l’action d’un corps vivant. Le génie humain s’y prend d’ailleurs dans la machine comme la nature s’y est prise dans les êtres vivants, pour produire de l’énergie utile : l’oxydation, la combustion, la production des calories, leur transformation en travail, la conservation de ces énergies potentielles, la dissipation de ces forces vives, s’effectuent dans le moteur inanimé comme dans le moteur animé. Le machinisme du XVIIIe et du XIXe siècle, la substitution du cheval.vapeur et de ses équivalents électriques à ce qui était jusqu’à lui la plus noble conquête de l’homme, cela marque non pas seulement un tournant de l’humanité, comme l’imprimerie, mais un tournant de l’élan vital, comme le fut l’apparition même de l’homme.