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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/179

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LE MONDE QUI DURE

Rappelons les grandes lignes de l’Évolution Créatrice. La vie y apparaît comme une analyse de tendances primitivement unies, et qui divergent en gerbes spécialisées, en lignes complémentaires d’évolution. En gros elle implique un double programme : fixation d’énergie solaire sous forme d’énergie potentielle, — dépense de cette énergie à un moment choisi et efficace. Les deux tendances ne pouvant évoluer que de façon rudimentaire dans le même organisme, elles se sont spécialisées en deux règnes, le végétal qui assume la première, et l’animal, qui s’acquitte de la seconde. De façon plus précise, la tendance essentielle consiste à fixer de l’énergie solaire sous forme de carbone et d’azote et à « la dépenser d’une manière discontinue et explosive par des phénomènes de locomotion ». Cette tendance se fragmente en deux ou plutôt trois directions : les microbes du sol, fixant l’azote de l’atmosphère, fournissent aux végétaux une matière chimiquement préparée ; les végétaux fixent le carbone et le fournissent en énergie aux animaux, et ceux-ci dépensent cette énergie en mouvements conscients et volontaires. « Le problème était donc celui-ci : obtenir du Soleil que çà et là, à la surface de la terre, il suspendît partiellement et provisoirement sa dépense incessante d’énergie utilisable, qu’il en emmagasinât une certaine quantité, sous forme d’énergie non encore utilisée, dans des réservoirs appropriés d’où elle pourrait ensuite s’écouler au moment voulu, à l’endroit voulu, dans la direction voulue. Les substances dont s’alimente l’animal sont précisément des réservoirs de ce genre. Formées de molécules très complexes qui renferment, à l’état potentiel, une somme considérable d’énergie chimique, elles constituent des espèces d’explosifs, qui n’attendent qu’une étincelle pour mettre en liberté la force emmagasinée[1]. »

Or la production des machines au XIXe siècle, si on la voit de très haut, comme un géologue voit la période actuelle de la Terre, s’emboîte fort bien dans cette série. Les organismes végétaux accumulant de l’énergie solaire qui attend le moment de se dépenser, les organismes animaux étant préposés à la dépense de cette énergie, la forme la plus haute et la plus efficace de cette dépense étant représentée par le travail de l’intelligence humaine et mécanicienne, tout se passe comme si le moment typique et capital de la vie planétaire avait été jusqu’ici atteint par cet âge de la houille et des machines, où l’humanité est entrée au XIXe siècle. D’une part accumulation maxima, celle des dépôts

  1. L’Évolution Créatrice, p. 125.