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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/192

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LE BERGSONISME

mécanisme de systèmes par lequel elle empêche de philosopher, À la limite où elle cesse.

À la limite inverse, où elle commence, animée par une force fraîche et un mouvement neuf, serait l’intuition pure, avec son non et son oui. Mais, de même que la pensée doit se matérialiser en mots, le non et le oui doivent s’incarner dans une dialectique. Si l’intuition est la pensée de la philosophie, la dialectique en est le langage.

Comme l’élan vital lorsqu’il se détend s’étend, ainsi l’intuition en se détendant donne cette sorte d’espace mental, avec ses concepts supposés, juxtaposés, opposés, qu’est la dialectique. « L’intuition, si elle pouvait se prolonger au delà de quelques instants, n’assurerait pas seulement l’accord du philosophe avec sa propre pensée, mais encore celui de tous les philosophes entre eux. Telle qu’elle existe, fuyante et incomplète, elle est, dans chaque système, ce qui vaut mieux que le système et ce qui lui survit. L’objet de la philosophie serait atteint si cette intuition pouvait se soutenir, se généraliser, et surtout s’assurer des points de repère extérieurs pour ne pas s’égarer[1]. »

Mais le jour où l’objet de la philosophie serait atteint, il ne saurait plus être que l’objet d’une fausse philosophie. L’intuition ne peut s’arrêter sans se détruire : ainsi, bien que l’arrêt de l’élan vital universel demeure toujours théoriquement possible, n’étant retardé que par la force créatrice de l’élan vital lui-même, en réalité cet arrêt se confondrait avec la mort de l’univers, avec la réduction de toute l’énergie utilisable à de l’énergie potentielle. Une philosophie achevée, ayant atteint son objet, elle est impliquée précisément dans les systèmes métaphysiques de concepts comme le thomisme et le wolfisme, ou encore dans le scientisme d’un Taine avec son Axiome éternel qui n’est autre que la loi de conservation. Mais une philosophie achevée suppose un monde achevé. Elle suppose l’existence d’une pensée qui sait tout et avec laquelle la nôtre pourrait arriver à coïncider par une sorte de miracle toujours différé, toujours espéré, Elle suppose un univers créé, dont le Dieu qui l’a créé connaît le mécanisme comme l’horloger connaît le mécanisme d’une horloge, et où ce Dieu pourrait prendre l’homme pour élève ou apprenti afin de lui communiquer sa science. Mais l’univers bergsonien est un univers créateur, et toute connaissance du créé implique un décalage, un retard par rapport à l’acte créateur, qui continue à créer comme

  1. Évolution Créatrice, p. 259.