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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/198

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LE BERGSONISME

prit prit logique à reprendre le point de vue de Zénon n’était encore plus forte, et si un physicien éminent, dans son argument du boulet, n’avait encore tiré des théories d’Einstein une manière nouvelle d’ignorer la durée réelle, obligeant M. Bergson à une cinquième position du même problème. En réalité c’est moins le platonisme, si riche et si débordant, que l’éléatisme qui forme l’antithèse commode de la philosophie bergsonienne, de l’héraclitéisme bergsonien. La conférence sur la Perception du changement, avec son appareil de thèses radicales, nous donne une impression curieuse d’éléatisme retourné. M. Bergson y transpose au mouvement et au changement le caractère intégral et absolu de l’Être éléate. Ce retournement était d’ailleurs en puissance dans l’éléatisme même, puisque d’une part le caractère paradoxal des thèses intellectualistes éléates provoquait presque automatiquement en Ionie la contradiction des philosophes du sensible, et que d’autre part c’est de l’éléatisme qu’allait dériver, par l’intermédiaire de la dialectique et de la sophistique, le scepticisme grec. La doctrine de Parménide, philosophie du stable, était bien ce qu’on pouvait, dans la vie des systèmes, imaginer de plus instable.

Pour établir par l’absurde l’existence du mouvement réel, les thèses de Gorgias auraient pu servir à M. Bergson comme les arguments de Zénon. « Il n’y a rien. — S’il y avait quelque chose notre intelligence ne pourrait le connaître. — Si nous pouvions le connaître nos mots ne pourraient l’exprimer. » Ces trois thèses seraient irréfutables dans un monde du statique et du donné. Le mobilisme bergsonien, faisant du mouvement l’être (première thèse) refuse en effet à l’intelligence la capacité de le connaître (deuxième thèse) et aux mots la faculté de l’exprimer (troisième thèse). Ce qui le connaît c’est l’intuition par laquelle notre mouvement coïncide avec le sien. Ce qui l’exprime c’est le mouvement qui court à travers les mots, et qui, dès qu’il s’arrête à un mot, tombe en effet dans le champ de repos où sont valables les arguments de Gorgias. Le mot est la matière du langage, et quand la vie n’est plus que matière, elle fait place à la mort, mais, la vie agissant par la matière sur la matière, quand elle est sans matière elle n’agit pas. « Le langage, lisons-nous au début de l’Essai, exige que nous établissions entre nos idées les mêmes distinctions nettes et précises, la même discontinuité qu’entre les objets matériels. » Avant de résoudre ces problèmes, il fallait les poser, choisir le terrain pour les poser. Zénon et Gorgias, le philosophe et le rhéteur, les