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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/199

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LE MONDE QUI DURE

ont résolus d’une manière contraire à celle de M. Bergson, mais le terrain où ils les ont posés est bien celui où nous nous trouvons encore. Ces lignes ne semblent-elles pas un moment même d’un dialogue avec Zénon ou avec Gorgias ?

« Tout est obscurité, tout est contradiction quand on prétend, avec des états, fabriquer une transition. L’obscurité se dissipe, la contradiction tombe dès qu’on se place le long de la transition pour y distinguer des états en y pratiquant par la pensée des coupes transversales. C’est qu’il y a plus dans la transition que dans la série des états, c’est-à-dire des coupes possibles, plus dans le mouvement que dans la série des positions, c’est-à-dire des arrêts possibles. Seulement la première manière de voir est conforme aux procédés de l’esprit humain ; la seconde exige au contraire qu’on remonte la pente des habitudes intellectuelles. Faut-il s’étonner si la philosophie a d’abord reculé devant un pareil effort ? Les Grecs avaient confiance dans la nature, confiance dans l’esprit laissé à son inclination, confiance dans le langage surtout en tant qu’il extériorise la pensée naturellement. Plutôt que de donner tort à l’attitude que prennent, devant le cours des choses, la pensée et le langage, ils aimèrent mieux donner tort au cours des choses[1]. »

On imagine, au Ve siècle, un grand philosophe, produit par le contact de l’Ionie et de la Phénicie, venant soutenir ces thèses à Athènes, trouvant pour les y déposer quelque autel au dieu inconnu, qui se serait trouvé être l’élan vital, le mouvement, ce philosophe fort bien compris des Athéniens, de Socrate en particulier, et n’ayant pas de peine à fonder une école. Et tout se passe en effet, chez les Grecs, comme si une telle pensée avait cheminé et murmuré en sourdine à côté de leur philosophie du stable ; ils y sont moins étrangers que ne le dit M. Bergson, qui a besoin, pour le grand et brillant tableau où il déroule l’évolution philosophique, de partis francs. Mais, en somme, M. Bergson n’a pas exagéré l’immense importance de l’éléatisme dans l’histoire de l’esprit grec, et par conséquent de l’esprit humain. Parménide a proclamé que rien ne change. Quand Héraclite (dont M. Bergson ne dit rien, ce qui montre qu’il cherche chez les Grecs des ennemis et non des alliés[2]) eût revendiqué les droits du chan-

  1. Évolution Créatrice, p. 339.
  2. C’est même l’ensemble de la pensée ionienne qu’on pourrait appeler ici en témoignage. La « physique » ionienne a pour caractère principal d’expliquer le solide par le fluide, — par l’un des trois éléments fluides, ou par l’ἀπείρον (apeiron), qui est une sorte