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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/213

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LE MONDE QUI DURE

sonienne, c’est que l’intuition spinoziste transcende le temps, ou plutôt l’absorbe dans sa tension. À ces hauteurs ne subsistent plus que la coïncidence avec Dieu, cette expérience immédiate de l’éternité qui fait la nature propre du philosophe, et avec laquelle, par un biais, l’expérience morale résolvant encore une contradiction logique, le retour épousant encore un aller, la conscience de la durée finirait peut-être par se confondre. L’intuition bergsonienne semble ici comporter cette idée simple : Spinoza aurait raison si le temps n’existait pas, et il a raison dès que nous transférons au temps ce qu’il dit de l’éternité, et il y a un point de perspective d’où ce transfert nous apparaîtrait la chose la plus simple du monde. Mais n’en est-il pas de-même du platonisme et de l’Idée ?

Bien que le bergsonisme, en face d’un spinozisme idéal, se comporte un peu à la façon de la doctrine leibnitzienne, c’est-à-dire comme une correction de la philosophie abstraite par la vie concrète, de la substance par la monade, néanmoins, ses rapports de fait avec la pensée de Leibnitz se ramènent à peu de chose. Ce monde si complexe, si animé, riche en détours comme un cerveau, tout en bifurcations comme un système nerveux, frémissant de possibilités infinies, qu’est la philosophie de Leibnitz, il semble, par une inconséquence apparente, qu’il exerce moins d’attrait sur M. Bergson que les arêtes rigides et glacées de l’Éthique. Mais un écrit de Leibnitz nous apporte de la vie, tandis qu’un écrit de Spinoza a besoin de notre vie pour devenir vivant, Et nous sommes plus attachés aux êtres qui reçoivent la vie de nous qu’aux êtres qui nous l’ont donnée.

Les rapporte de M. Bergson avec le kantisme sont très différents de ses rapports avec le spinozisme. Entre sa façon de philosopher et celle de Kant il y a une antipathie évidente. L’un réalise dans sa perfection la méthode dialectique, l’autre la méthode intuitive. De la Critique de la Raison pure à Matière et Mémoire on passe d’un monde philosophique dans un autre. Et pourtant la communauté de la grande philosophie reprend vite ses droits. L’exposition de M. Bergson est celle d’un philosophe rompu aux armes de la dialectique, et sous l’écorce dure et froide de l’argumentation kantienne on découvre sans peine les intuitions profondes qu’on n’oublie pas, ou plutôt qu’on oublie précisément parce qu’elles se sont incorporées à votre pensée