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LE BERGSONISME

et ne font qu’un avec le mécanisme et la tension de ses ressorts intérieurs. Et, plus peut-être que tout autre philosophe si ce n’est Platon, Kant a apporté par les Critiques quelque chose de définitif au développement philosophique humain, d’aussi définitif qu’un Descartes aux mathématiques ou un Lavoisier à la chimie. Un philosophe qui pense sans avoir passé par Kant est frappé de diminutio capitis. C’est le cas d’Auguste Comte et même de Taine. Spencer n’avait pas besoin de nous dire qu’il n’avait jamais pu aller au delà des premières pages de la Critique de la Raison pure : nous-mêmes, dès les premières pages des Premiers Principes, nous nous en apercevons bien. M. Bergson dit que, si Spinoza n’était pas venu après Descartes, son système eût été tout différent. S’il nous fallait citer les systèmes après lesquels, pour être ce qu’il est, celui de M. Bergson devait nécessairement venir, nous pourrions nous borner à deux : d’abord la philosophie de l’évolution, sous toutes ses formes, depuis Herder jusqu’à Spencer ; ensuite et surtout la critique kantienne. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles il lui faut traiter Spencer et Kant en adversaires. Et notons enfin que la lecture de Kant, si passionnante pour un Hamelin, a toujours dû être, pour M. Bergson, une corvée.

M. Bergson appartient à une génération philosophique, ou plutôt à une génération scolaire, qui, un peu sous l’influence de Lachelier, et pas mal sous celle de Renouvier, se proposait ordinairement de « dépasser Kant ». Comment le problème x a été traité jusqu’à Kant, comment Kant l’a traité, comment on pourrait ici dépasser Kant, — voilà les trois points obligatoires des dissertations par lesquels, de 1875 à 1900, les jeunes philosophes gagnaient leurs éperons. Et c’était fort bien ainsi. La grande philosophie allemande à partir de Fichte avait figuré aussi un effort pour dépasser Kant, pour employer la raison pure pratique aux fonctions de la raison pure intuitive, pour utiliser le vieux Cogito que l’argumentation kantienne enveloppait sans le réduire, surtout pour tourner de bien des façons la Dialectique Transcendentale et passer entre les colonnes d’Hercule des antinomies.

Dans le seul des ouvrages de M. Bergson qui soit écrit avec des préoccupations kantiennes, ou supra-kantiennes, l’Essai, il ne va évidemment pas si loin. Il s’attache à trois problèmes seulement.

Le problème de l’Esthétique Transcendentale, celui du temps et de l’espace, Kant ayant donné les noms d’espace et de temps à deux espaces. « Il jugea la conscience incapable d’apercevoir les faits psy-