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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/221

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LE MONDE QUI DURE

raison indépendante de toute relation, a une valeur et une portée pratiques, et des données de la raison pure, comme l’universalité, comportent une certitude de morale. Pour M. Bergson il n’y a pas à vrai dire de raison pure, mais il y a une connaissance pure, qui est l’intuition. Pour Kant cet élément de pureté représente une pratique pure, un maximum d’« intérêt ». Pour M. Bergson cet élément de pureté représenterait une théorique pure, un maximum de désintéressement. Mais n’oublions pas que le kantisme est une doctrine achevée, fermée, tandis que le bergsonisme, inachevé par position, reste ouvert, exige, accomplie par M. Bergson ou par d’autres, toute une suite de réflexions, de découvertes, de doctrines. En particulier il ne comporte pas encore de théories morales. Et s’il y a un jour une morale bergsonienne, porterait-elle sur l’ordre pragmatique de l’intelligence et de l’action, ou bien sur l’ordre de l’intuition, du théorique pur, du désintéressement absolu ? Dans ce dernier cas (nullement probable en ce qui concerne M. Bergson lui-même), elle serait amenée à retrouver certains rythmes de la morale kantienne.

Certains rythmes seulement. De grandes différences subsisteraient. Et surtout la plus radicale. Une morale est toujours assise sur une conception de l’homme. Or, pour Kant, ce qui fait notre vérité c’est l’universalité, la capacité d’agir en prenant pour règle l’universel. L’individu moral c’est l’individu qui veut l’universel, et qui, en le voulant, est fondé à lui prêter légitimement une valeur absolue. Lorsque Kant restaure d’une certaine façon un absolu, ce n’est pas une intuition sans catégories, c’est une catégorie sans intuition, l’impératif « catégorique ». D’ailleurs il admettait déjà dans l’Analytique Transcendentale que « les catégories ont beaucoup plus de portée que l’intuition sensible, parce qu’elles pensent des objets en général, sans égard à la manière particulière dont ils peuvent être donnés[1] ». Cela ne signifie pas que l’universel soit l’absolument vrai. Mais la volonté de l’universel, c’est-à-dire la bonne volonté, est l’absolument bon, et la raison pure, non en tant qu’elle pense l’universel, mais en tant qu’elle le veut, c’est-à-dire en tant que raison pure pratique, réalise une loi qui est non seulement celle de notre raison, mais celle de toute raison possible : nous ne pouvons pas savoir si des êtres raisonnables, vivant dans un autre monde, ont les mêmes mathématiques que nous, mais nous savons que si un être raisonnable de n’importe quel monde a reçu

  1. Critique de la Raison pure, I, 267.