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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/222

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LE BERGSONISME

un bienfait il doit en être reconnaissant. Volonté autonome signifie volonté de l’universel, volonté de ce qui, pour un être raisonnable, est universellement bon. Pour M. Bergson au contraire l’absolu ne saurait jamais consister dans une catégorie sans intuition, mais dans une intuition sans catégorie. Du point de vue de l’homme, la vérité de l’homme serait ce qui le fait unique, ce qui le rend nouveau, ce qui épanouit en source libre ses moments privilégiés. Les données de la connaissance pratique servent chez Kant à pousser, pratiquement, notre connaissance a priori au delà de toute expérience possible. C’est au contraire en se plongeant le plus profondément, le plus nûment dans l’expérience que le bergsonisme trouverait la connaissance pratique qui lui est propre.

Ce qui rend, malgré tout, fondamentale l’opposition du kantisme et du bergsonisme, c’est que le kantisme constitue une philosophie de lois tandis que le bergsonisme formule une philosophie de choses ; le kantisme est une philosophie des catégories (plus des neuf dixièmes de la Critique de la Raison pure sont remplis par la Logique Transcendentale) tandis que le bergsonisme est une philosophie des intuitions, installe en reine cette Cendrillon de la Critique qu’était l’Esthétique transcendentale.

M. Bergson s’est d’ailleurs expliqué là-dessus. Il a montré avec profondeur, dans l’Évolution Créatrice et dans l’Introduction à la Métaphysique, comment la Critique de la Raison pure ne porte que contre une métaphysique platonicienne, marque la substitution d’une philosophie de lois (née de la physique de Galilée et de Newton) à la philosophie des Idées. La Critique essaye de fonder la vérité de la science considérée comme une mathématique universelle, « de déterminer ce que doit être l’intelligence et ce que doit être l’objet pour qu’une mathématique ininterrompue puisse les relier l’un à l’autre », — et la vanité de la métaphysique « qui ne trouvera plus rien à faire qu’à parodier, sur des fantômes de choses, le travail d’arrangement conceptuel que la science poursuit sérieusement sur des rapports. Bref, toute la Critique de la Raison pure aboutit à établir que le platonisme, illégitime si les Idées sont des choses, devient légitime si les Idées sont des rapports, et que l’idée toute faite, ainsi ramenée du ciel sur la terre, est bien, comme l’avait voulu Platon, le fond commun de la pensée et de la nature[1]. » Le passage de la chose au

  1. Introduction à la Métaphysique, p. 34.