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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/225

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LE MONDE QUI DURE

de tempérament ou de sympathie avec les uns ou les autres des grands philosophes. De Kant il pourrait dire ce qu’Ingres disait de Rubens : Je le salue, mais de loin. Il sait qu’il a marché dans un chemin frayé par Kant, mais c’est dans un esprit tout différent qu’il fraye lui-même sa part de chemin. Quant aux philosophes allemands postkantiens, il ne leur a pas prêté une bien grande attention. À peine les nomme-t-il. Pendant la guerre, lorsque la philosophie se mobilisa comme le reste, les critiques allemands écrivirent beaucoup pour montrer que les idées de M. Bergson se trouvaient déjà chez leurs compatriotes de l’époque romantique. En France M. René Berthelot, dans son livre sur la philosophie de M. Bergson, avait soutenu une partie de cette thèse, avec sa conception assez étrange de l’« idée de vie » qui passait, comme au jeu du furet, d’un philosophe à l’autre et d’un pays à l’autre. On a insisté en particulier sur les affinités du bergsonisme et de la philosophie de Schelling. On a montré en M. Bergson un élève de Ravaisson, qui lui-même aurait été l’élève de Schelling. Tradition philosophique assez imaginaire. La rapide entrevue de Ravaisson, qui ne parlait pas l’allemand, et de Schelling, qui ne parlait guère le français, n’eut aucune conséquence. Le terme d’« idée de vie » est une étiquette abstraite, et les influences allemandes, directes ou indirectes, sur M. Bergson, ne dépassent pas la mesure de ces influences générales qui ont répandu dans l’atmosphère de la pensée européenne l’esprit du romantisme allemand et l’élan vital du Sturm und Drang.

Et c’est bien ici devant un problème d’élan vital que nous nous trouvons. En Allemagne, en Angleterre, en France, toutes les philosophies de la vie et de l’évolution sont portées par un mouvement d’ensemble, font partie d’une marche comme cette marche à la lumière par laquelle M. Bergson explique l’existence de l’œil. Des courants analogues, chez Schelling, chez Schopenhauer et chez M. Bergson, nous font apparaître dans la pensée européenne du XIXe siècle une unité d’impulsion mieux éclaircie par ce mot d’élan que par le mot inexact et dangereux d’influence.

Au premier abord, celle des philosophies allemandes dont la philosophie de M. Bergson évoquerait le mieux l’image et le mouvement serait la philosophie de Hegel. Hegel, à la suite de Vico et de Herder, ayant fait coïncider l’explication philosophique avec une histoire, c’est-à-dire avec un développement dans le temps, avec une réalité de temps. Et en effet le hegelianisme est une espèce marquante dans