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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/251

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LE MONDE QUI DURE

à son tour : « Ce mouvement entraînant, cette abondance d’ornements, cette pyrotechnie contribuent sans doute à assurer à ses idées une faveur grandissante auprès du public cultivé. C’est dans ce temps que le nombre des bergsoniennes en vient, semble-t-il, à égaler puis à dépasser celui des bergsoniens. C’est dans ce temps aussi que l’œuvre de Bergson commence à se répandre à l’étranger. Faut-il dire que l’Évolution Créatrice est son Cyrano de Bergerac ? Un Cyrano dont le héros serait l’Élan vital[1] ». Encore M. Berthelot ne parle-t-il ici que du public cultivé. On est allé plus loin. L’excellent Haeckel affirmait que le degré d’intelligence d’un peuple peut se mesurer à la facilité avec laquelle on y accepte la théorie de l’évolution. M. Benda a écrit tout un livre Sur le Succès du Bergsonisme pour montrer qu’on est bergsonien dans la mesure où on est plus incapable de penser, plus abandonné à l’instinct, plus livré au « pathétique » intérieur. D’une façon générale rien n’est plus instructif que la courbe des résistances et des hostilités qu’a rencontrées le bergsonisme. Elles contribuent à en dessiner le contour, à rendre pour nous réelle et vivante sa figure. Elles sont impliquées dans son élan vital, comme des résistances sont impliquées, à l’intérieur de la pensée et de la philosophie de M. Bergson, dans l’effort intellectuel qui produit la doctrine. Elles sont impliquées surtout dans l’être même de la vie, dans les différences des individus et des esprits, dans les antagonismes naturels qui explicitent sur des lignes divergentes des tendances opposées. Elles sont impliquées enfin dans la réalité même du temps. Si cette philosophie avait été comprise instantanément, si elle n’avait pas eu besoin de temps psychologique et social pour se développer, sa destinée aurait suffi à la démentir. Le philosophe a dû attendre que son morceau de sucre fondît. Cette fusion, qui s’est étendue à toute une nappe, ou à tout un courant, de la vie intellectuelle française, c’est ce qu’une philosophie de la durée pouvait espérer de plus conforme à son élan vital.

Une philosophie française nouvelle comme le bergsonisme constitue non seulement ce dialogue avec les philosophes du passé, dont on vient d’esquisser quelques entretiens fragmentaires, mais encore le dialogue d’une figure de la pensée française avec d’autres lignes

  1. Le Pragmatisme chez Bergson, p. 63.