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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/252

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LE BERGSONISME

de la pensée française et avec des pensées étrangères. En France, la destinée philosophique de M. Bergson a rappelé par certains côtés celle de Malebranche au XVIIe siècle. La renommée, l’étonnement, l’admiration qui accueillirent la philosophie de l’oratorien furent balancés par les grondements et les colères des traditionalistes, les nova, pulchra, falsa de Bossuet, les réfutations de Fénelon. Ceux qui s’irritaient des idées de Malebranche sentaient — chose curieuse — leur mauvaise humeur croître lorsqu’ils considéraient que le caractère et la vie du philosophe ne permettaient pas la moindre attaque. Ils semblaient estimer que c’était les voler de ces arguments ad hominem qui n’auraient pas dû, en bonne justice, manquer aux défenseurs de la bonne cause. M. Bergson a frustré pareillement certains polémistes. Mais ce n’est point la seule analogie de sa position avec celle de Malebranche.

Le prestige de Malebranche était encore plus grand à l’étranger qu’en France. Un officier anglais, fait prisonnier pendant la guerre de la succession d’Espagne, disait que son malheur lui servirait au moins à tâcher de voir Louis XIV et Malebranche. Le livre de M. Lyon sur l’Idéalisme français au XVIIIe siècle nous montre élégamment l’action exercée par Malebranche sur le phénoménisme et l’idéalisme d’outre-Manche. L’influence de M. Bergson a retrouvé quelques-unes de ces directions. L’an dernier j’étais invité à un thé, avec quelques écrivains français, par des diplomates et des étudiants chinois. L’un d’eux, nous souhaitant la bienvenue, commença ainsi son compliment : « Il y a longtemps que nous aimons et connaissons la France, mais M. Bergson a dit qu’on ne connaît bien que par l’intérieur, et c’est pourquoi nous sommes venus chez vous. » Celui qui parla en notre nom à nos hôtes ne sut malheureusement pas répondre par une citation de Confucius, et la politesse chinoise, qui alléguait si finalement nos sages, ne fut pas entièrement récompensée.

Avant la guerre, le bergsonisme commençait à attirer assez vivement l’attention en Allemagne, mais le congrès de Heidelberg en 1905 a montré à quel point le cerveau philosophique allemand demeure solidement ramassé sur ses positions kantiennes. Et puis la guerre, l’attitude active de M. Bergson, sont intervenus pour arrêter net les mouvements qui commençaient à se prononcer en faveur de la doctrine française. La position germanique consiste aujourd’hui à voir dans la philosophie de M. Bergson une répétition, ou plutôt une