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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/28

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de la vie tient dans le mouvement qui la transmet[1]. » Oui, mais c’est de l’amour maternel que parle ici M. Bergson. Il tient à l’amour tout court, puise en celui-ci son élan vital, et c’est ce principe de l’élan vital que la philosophie veut encore ignorer. On conçoit une grande et profonde philosophie de l’amour par le Josué dont M. Bergson n’aura été que le Moïse.

Une philosophie de l’amour qui ne serait peut-être pas très différente de celle de Platon. L’instinct a pour lieu ce tout sympathique à lui-même qu’est la vie. Il est un fait de sympathie au sens profond et entier du mot, sympathie de la vie avec la vie, de l’espèce avec l’espèce, de l’homme avec l’homme. De ce point de vue il y a analogie entre l’instinct du Sphex quand il pique la chenille de la manière qui assurera l’existence de sa progéniture, et l’acte sexuel lui-même. L’instinct fait rentrer l’individu dans le courant de l’élan vital, ou plutôt dans le courant d’un élan vital plus pur que celui de l’individu, celui de l’espèce. Le mythe du Banquet est vrai à condition d’être élargi. Ce n’est pas sa moitié que le corps individuel cherche dans l’acte sexuel, c’est le tout dont il a été séparé par l’individuation. L’instinct sexuel, l’instinct en général, reconstituent sur un point et à un moment l’intégrité de l’élan vital, ou, au moins, de l’élan vital spécifique, dont la perception, l’intelligence, le corps, l’individualité en un mot, assurent quasi-totalement l’occlusion nécessaire au profit de l’action. Quand deux individus annulent momentanément leur séparation organique, ce qui a été dissocié retourne à son état plus profond et plus réel, à cette multiplicité de fusion hors de laquelle la vie individuelle s’est détaillée et précisée.

Mais bien que l’existence de l’espèce humaine soit assurée par des forces instinctives, la marque propre de l’homme est l’intelligence, et il lui est impossible d’isoler chez lui le pur instinct, d’être absorbé par l’instinct. La sympathie, au sens profond et vital du mot, n’est chez lui jamais complète, et deux êtres ont beau s’aimer éperdûment, ils restent malgré tout murés l’un et l’autre dans leur corps. L’intelligence est d’ailleurs extrêmement habile à trouver des équivalents de l’instinct, à suppléer par ses propres moyens ce qu’elle enlève à l’instinct, et ce complexe d’intelligence et d’instinct qu’est, sous ses formes les plus complètes, l’amour humain, garde une richesse, une séduction qui lui sont propres, et qu’un homme ne vou-

  1. l’Évolution Créatrice, p. 139.