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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/49

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LE MONDE QUI DURE
impersonnel, abstrait et simple, et à reconstituer l’individualité de chaque mouvement particulier par la composition de ce mouvement anonyme avec des attitudes instantanées. Tel est l’artifice de la connaissance intellectuelle. « Nous prenons des vues quasi-instantanées sur la réalité qui passe, et, comme elles sont caractéristiques de cette réalité, il nous suffit de les enfiler le long d’un devenir abstrait, uniforme, invisible, situé au fond de l’appareil de la connaissance, pour imiter ce qu’il y a de caractéristique dans ce devenir lui-même[1]. » L’intelligence compose les mouvements, à la différence de l’art qui revit le mouvement. On en trouverait un exemple piquant dans le livre fort « intelligent » que M. René Berthelot a consacré à M. Bergson. On y voit un souci constant de décomposer les théories bergsoniennes en des combinaisons de théories antérieures. « C’est en transposant certaines conceptions de Spencer par des thèses de la métaphysique ravaissonienne, c’est en développant ces thèses métaphysiques de Ravaisson au moyen de l’évolution biologique que Bergson est arrivé à concevoir ce qu’il appelle une genèse de l’intelligence et de la matérialité. » Le procédé cinématographique…

Est-ce à dire que l’intelligence soit pour M. Bergson une maîtresse d’illusion ? Doit-on l’appeler un philosophe anti-intellectualiste ? Nullement. La part de l’intelligence reste considérable dans sa doctrine. Si même on appelait philosophe intellectualiste un philosophe qui pense que l’intelligence nous met en contact, ou si l’on veut, en relation, avec l’absolu (ce ne sont pas là des termes si contradictoires que le veulent les dialecticiens criticistes), M. Bergson mériterait ce nom. L’intelligence peut nous faire connaître, quand elle touche à la physique, presque la réalité absolue, elle est la connaissance de la matière. Le fait que l’intelligence est commandée par les nécessités de l’action n’entame nullement la vérité de ses connaissances ; au contraire il la fonde. « D’un esprit né pour spéculer ou pour rêver, je pourrais admettre qu’il reste extérieur à la réalité, qu’il la déforme et qu’il la transforme, peut-être même qu’il la crée, comme nous créons les figures d’hommes et d’animaux que notre imagination découpe dans le nuage qui passe. Mais une intelligence tendue vers l’action qui s’accomplira et vers la réaction qui s’ensuivra, palpant son objet pour en recevoir à chaque instant l’impression mobile, est une intelligence qui touche quelque chose de l’absolu[2]. » La connaissance de la matière par l’intel-

  1. Évolution Créatrice, p. 331.
  2. Id., p. IV.