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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/50

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LE BERGSONISME

ligence n’est donc pas une connaissance relative, mais une connaissance absolue. On ne saurait alléguer ici sans une méprise de mots la « relativité » d’Einstein ; plus la matière est ramenée au mouvement, et plus le bergsonisme reçoit de confirmation.

De plus l’intelligence est pour nous instrument de libération. Certes, solidaire comme elle l’est de la matière, elle est liée d’abord à un obstacle, plutôt qu’à une aide pour lever cet obstacle. « Tout se passe comme si la mainmise de l’intelligence sur la matière avait pour principal objet de laisser passer quelque chose que la matière arrête[1]. » Mais si la mainmise de l’intelligence sur la matière implique que la main ainsi mise palpe la matière, la perçoit telle qu’elle est, comme l’instinct perçoit la vie, cependant elle ne la palpe pas pour elle-même, elle la palpe pour la desserrer, l’ouvrir, y conduire un courant libérateur. Il faut considérer, dans l’intelligence, d’une part ce qu’elle manie, et d’autre part ce qu’elle est, et distinguer ainsi ses deux ordres de vérité. Maniant la matière, destinée à agir sur la matière, elle connaît la matière. Mais elle n’est pas la matière, elle est la vie, dans sa forme ou plutôt dans sa direction la plus féconde. Elle représente l’élan vital dans l’essence même de cet élan, à savoir dans un mouvement pur devant lequel la voie semble indéfiniment ouverte. Nous ne la voyons que dans ses coupes, parce que nous ne la pensons qu’avec ses propres cadres, et comme matière, mais en elle-même et vue de l’intérieur elle n’est que mouvement. Elle pourrait se définir une puissance de chercher, tandis que l’instinct existe et consiste dans le trouvé.

Mais non une puissance de chercher ce qu’il n’est pas dans sa nature de trouver, à savoir la connaissance de la vie, et en premier lieu de sa propre vie. L’opération type de l’intelligence, la déduction, toute puissante dans les sciences de la matière tout au moins pour la physique issue de Galilée et de Newton) ne peut servir de rien à la connaissance de l’intelligence. Pour connaître l’intelligence, il faut se placer à un autre point de vue que le sien, il faut éprouver en nous ce qui la dépose et la dépasse, cette expérience continue du réel qu’est l’intuition. L’intelligence résiste au mouvement qui cherche à connaître l’intelligence par l’intelligence, comme la matière solide résiste par le frottement au mouvement qui transporte sur elle une autre matière solide. Le solide ne se transporte bien que sur le fluide, ou par un

  1. Évolution Créatrice, p. 199.