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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/59

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LE MONDE QUI DURE

naturel ou de la machine artificielle, de l’instinct ou de l’intelligence, nous aurons un hylozoïsme ou un mécanisme. Il n’est pas plus absurde d’assimiler l’univers à une machine que de l’assimiler à un être vivant. Mais ce qui est absurde c’est de lui donner les caractères de l’un et de l’autre, d’en faire une machine qui se suffirait à elle-même comme un organisme. Si vous posez la machine vous posez l’artisan, et Voltaire a parfaitement raison de ne pas vouloir comprendre que l’horloge marche sans qu’il y ait d’horloger. Le mécanisme matérialiste conçoit comme un tout cela qui est, par définition, partie, et ne fait qu’étendre, de manière irréfléchie, à la philosophie les habitudes qu’il a contractées dans la pratique de la science et qui sont nécessaires à cette pratique. La science d’un organisme est la science des parties de cet organisme, mais la vie d’un organisme consiste dans son tout, et la philosophie s’efforce de sympathiser avec ce tout. Certes, comme il y a non seulement la science, mais les savants, non seulement la philosophie, mais les philosophes, l’un et l’autre point de vue, si distincts en droit, se fondent souvent dans la richesse vivante d’une conscience humaine. Il n’en est pas moins vrai que l’objet de la science « n’est pas de nous révéler le fond des choses, mais de nous fournir le meilleur moyen d’agir sur elles. Or, la physique et la chimie sont des sciences déjà avancées, et la matière vivante ne se prête à notre action que dans la mesure où nous pouvons la traiter par les procédés de notre physique et de notre chimie. L’organisation ne sera donc étudiable scientifiquement que si le corps organisé a été assimilé d’abord à une machine. Les cellules seront les pièces de la machine, l’organisme en sera l’assemblage. Et les travaux élémentaires, qui ont organisé les parties, seront censés être les éléments réels du travail qui a organisé le tout[1]. » C’est le point de vue de la science, le point de vue des parties. Mais la philosophie se place au point de vue du tout. Et l’on reconnaît peut-être ici les schèmes de Lachelier et de la philosophie universitaire, les discussions du Fondement de l’Induction sur la cause efficiente et la cause finale, sur la réalité des parties et l’idée du tout. Mais M. Bergson les dépasse singulièrement. Il déclasse les concepts de cause efficiente et de cause finale, qui s’appliquent au travail humain, et sont sortis avec Aristote de l’atelier de Platon. La science est obligée de traiter l’œil comme un instrument d’optique, c’est-à-dire comme une machine, parce que l’œil dont elle s’occupe est une partie de quelque chose, partie d’un

  1. Évolution Créatrice, p. 101.