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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/60

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LE BERGSONISME

tout. Mais la philosophie, qui se place au point de vue du tout, attribue la machine à une simple déficience vis-à-vis de ce tout. L’œil n’est pas la réalité effective qui fait que nous voyons ce que nous devons voir, mais la limitation qui fait que nous ne voyons pas ce que nous ne devons pas voir. « La vision est une puissance qui atteindrait en droit une infinité de choses inaccessibles à notre regard. Mais une telle vision ne se prolongerait pas en action : elle conviendrait à un fantôme, et non pas à un être vivant. La vision d’un être vivant est une vision efficace, limitée aux objets sur lesquels l’être peut agir : c’est une vision canalisée, et l’appareil visuel symbolise simplement le travail de canalisation[1]. » Ce qui est dit ici de la vision pourrait être dit de la science, qui est une vision collective, systématisée, précisée. Il ne saurait y avoir de connaissance tout-à-fait vraie que la connaissance du tout, et l’intuition philosophique, en essayant de nous replacer dans ce tout, nous donne au moins une approximation de la connaissance vraie. Mais une telle connaissance ne peut se prolonger en action. La connaissance flambeau de l’action est une connaissance limitée à la zone de cette action possible. C’est une connaissance canalisée, et notre science symbolise ce travail de canalisation. Elle continue l’opération de la vie, qui consiste à accumuler de l’énergie utilisable, pareille à ces bassins de retenue par lesquels on s’efforce d’utiliser la force des marées. Mais cette énergie utilisée n’est rien à côté de l’énergie inutile, originelle, illimitée, déployée par la mer. Il serait absurde de s’imaginer qu’il y ait un rapport de destination naturelle entre la mer et tel bassin de retenue, que la force des marées, qui épouse la forme de ce bassin, lui soit destinée plutôt qu’à n’importe quelle autre forme de bassin, ou bien qu’à n’importe quelle autre forme possible de cette utilisation de l’énergie. « On comprendra ainsi que notre science soit contingente, relative aux variables qu’elle a choisies, relative à l’ordre où elle a posé successivement les problèmes, et que néanmoins elle réussisse. Elle eût pu, dans son ensemble, être toute différente, et pourtant réussir encore. C’est justement parce qu’aucun système défini de lois mathématiques n’est à la base de la nature, et que la mathématique en général représente simplement le sens dans lequel la matière retombe[2]. » Et comme notre intelligence est destinée à la science et non à la philosophie, à la connaissance des parties et non à la connaissance du tout, il en est des

  1. Évolution Créatrice, p. 102.
  2. Id., p. 239.