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Page:Thomen - Les Aventures acrobatiques de Charlot — Charlot aviateur.djvu/11

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Certain soir, Charlot se promenait sur les quais à peu près déserts qui bordent la Seine. Tout à coup, une grosse dame larmoyante s’approcha de lui : « Sauvez mon mari ! implora-t-elle. — Il n’est pas assez grand pour se sauver lui-même ! » murmura Charlot qui n’était pas de très bonne humeur. Un billet de cent francs, discrètement glissé dans la main de notre héros, le rendit plus sociable, « Où est-il, votre mari ? demanda-t-il. — Le voilà, le pauvre cher homme ! » fit la dame en désignant un vieux monsieur qui regardait mélancoliquement l’eau noirâtre du fleuve. Charlot fit remarquer : « On dirait qu’il a le cafard ? — Lui ? Il en a tout un nid dans le crâne ! gémit la dame, Ça grouille, ça grouille… et ça lui donne des idées noires ! Aussi, en le voyant ainsi, j’ai peur qu’il se jette à l’eau… — Ce serait très désagréable, en effet… Surtout qu’il n’est pas en maillot de bain… » plaisanta Charlot, pour dire quelque chose.

Au moment où les deux interlocuteurs y pensaient le moins, le vieux monsieur au nid de cafards enjamba le parapet du quai et se précipita dans le vide en disant, d’un ton lugubre : « Ça n’est pas rigolo, mais il le faut ! » Charlot qui ne le quittait pas de l’œil lui cria, en vain : « Stop ! » Le désespéré ne tint aucun compte de cet ordre impératif. Mais déjà Charlot avait bondi sur lui et le retenait par les chevilles au-dessus de l’abime. « Vous voilà sauvé de la noyade pour cette fois, lui dit-il sévèrement, mais n’y revenez pas ! — Pourquoi ? — Parce que je vous le défends ! — De quel droit ? » Charlot allait répondre : « Parce que votre épouse m’a donné cent francs pour que je sois votre ange gardien ! » Il s’en garda bien. Et, sans autre explication, il prit le bras du rescapé en déclarant : « À partir de ce moment, je ne vous quitte plus ! — À votre aise ! ricana le bonhomme. Puisque vous m’interdisez le lit de la Seine, je vais aller me coucher dans le mien. Puisque vous ne voulez pas me laisser seul, vous dormirez dans un fauteuil. » Dormir ? Charlot n’en avait pas l’intention. Il était payé pour veiller, il veillerait, Cette belle résolution ne l’empêcha pas de s’endormir presque aussitôt.

« Il dort ! constata joyeusement son prisonnier, Que le destin S’accomplisse ! Je vais lui donner l’occasion de ne plus jamais me quitter dans ce monde et dans l’autre ! » Charlot, plongé dans le plus profond sommeil, ne vit pas son hôte faire ses funèbres préparatifs. Mais, au petit jour, une suffocation l’éveilla : « De l’air ! De l’air ! » commanda-t-il. Il bondit et ouvrit la fenêtre toute grande, en s’écriant : « Malédiction ! Ce vieux toqué a allumé un réchaud de charbon de bois, pour se faire périr, et moi avec ! » La porte étant fermée et la clé introuvable, Charlot sauta par la fenêtre. À peine venait-il d’atterrir sur le trottoir que le vieux monsieur, désireux d’en finir de cette façon, lui tombait sur la tête. Charlot ronchonna : « Et puis, j’en ai assez de ce métier ! Je vais rendre à votre femme les cent francs qu’elle m’a donnés… — Elle vous a donné cent francs ! s’exclama le vieillard. Moi, si j’ai le cafard, c’est qu’elle ne me laisse pas un sou d’argent de poche… Cent francs ! Partageons… La vie est belle ! »