Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/211

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sence du vieux comte, avait consenti à fuir avec Anatole, afin de se marier clandestinement avec lui. »

Pierre écoutait bouche béante, et n’en croyait pas ses oreilles ! Comment était-il possible que Natacha, cette charmante enfant si passionnément aimée de Bolkonsky, se fût éprise d’un imbécile comme cet Anatole, que lui, Pierre, savait être marié, et cela au point de rompre avec son fiancé et de se laisser enlever ! Il ne pouvait ni le comprendre ni l’admettre.

La sympathique figure de Natacha ne s’alliait pas dans son esprit avec autant d’abjection, de cruauté et de sottise : « Elles sont toutes les mêmes, se dit-il en pensant à sa femme ; je ne suis donc pas le seul qui se soit attaché à une vilaine créature !… » Et son cœur saignait pour son ami : « Quel coup, grand Dieu, porté à son orgueil ! » Plus il le plaignait, plus il sentait grandir en lui son mépris et son aversion pour Natacha, qui tout à l’heure avait passé devant lui en se drapant dans une dignité glaciale… Il ne se doutait pas, hélas ! que, sous ce masque de froideur hautaine, l’âme de la malheureuse enfant débordait de désespoir, de honte et d’humiliation !

« L’épouser ?… mais c’est impossible, il est marié !

— Marié ! s’écria Marie Dmitrievna. De mieux en mieux !… Misérable ! scélérat ! Elle qui l’attend, qui l’espère !… Cette fois du moins elle ne l’attendra plus, je me charge de tout lui dire ! »

Pierre la mit au courant de tous les détails de cette mystérieuse histoire, et Marie Dmitrievna, après avoir exhalé sa colère dans une bordée d’injures, le pria d’obtenir de son beau-frère qu’il s’éloignât de Moscou ; elle craignait de voir le comte ou le prince André, qui était sur le point d’arriver, le provoquer en duel, en apprenant sa conduite, et, avant tout, elle tenait absolument à la leur cacher à tous deux. Pierre, qui ne s’était pas encore rendu complètement compte des conséquences possibles de ce scandale, lui promit d’agir dans ce sens.

« Pas un mot au comte, tu entends, sois sur tes gardes si tu le vois, et moi je vais lui parler, à elle. Veux-tu rester à dîner ? »

Le comte entra peu après au salon avec un air chagrin et troublé : sa fille venait en effet de lui avouer sa rupture avec Bolkonsky :

« Un vrai malheur, mon cher, lorsque ces fillettes sont abandonnées à elles-mêmes, et que leur mère n’est pas là ! Je re-