Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/212

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grette beaucoup, je vous l’avoue, d’être venu ici… Savez-vous ce qu’elle a fait ? Je vais être franc avec vous : elle a rompu avec André, sans prendre conseil de personne. Ce mariage ne m’a jamais fort convenu, il est vrai, quoique le prince soit assurément très bien ; mais l’épouser en dépit de son père, cela me semblait de mauvais augure pour eux, et Natacha trouvera des partis à revendre. Ce qui me contrarie surtout dans tout cela, c’est que leur engagement durait déjà depuis plusieurs mois, et qu’on ne fait pas une démarche aussi décisive sans en prévenir son père et sa mère… Aussi, la voilà malade ! Dieu sait ce qu’elle a ! Oui, cher comte, tout va de travers quand la mère n’est pas là. » Pierre, le voyant si accablé, essaya de changer le sujet de la conversation, mais l’autre y revenait obstinément.

« Natacha est un peu souffrante, » dit Sonia, qui entrait à ce moment ; alors, s’adressant à Pierre avec une émotion contenue, elle ajouta : « elle désire vous voir : elle est dans sa chambre, Marie Dmitrievna y est aussi, et elle vous prie d’y passer.

— C’est ça, elle sait que vous êtes lié avec Bolkonsky, et elle tient sûrement à vous charger d’un message, dit le comte : — Mon Dieu, mon Dieu, tout allait si bien ; faut-il que… » Et il sortit en pressant de ses mains les rares mèches de cheveux gris qui flottaient sur son front.

Marie Dmitrievna avait appris à Natacha que Kouraguine était marié. Natacha avait refusé de la croire et insistait pour entendre la vérité de la bouche même de Pierre. Elle était pâle et comme pétrifiée ; son regard interrogateur se fixa sur lui à son entrée, avec un éclat fiévreux. Sans même le saluer d’un signe de tête, elle ne le quittait pas des yeux, comme si elle cherchait à deviner en lui un ami ou un ennemi de plus pour Anatole, car la personnalité de Pierre n’existait pas évidemment pour elle en ce moment.

« Il sait tout ! dit Marie Dmitrievna ; qu’il parle donc et tu verras si j’ai dit vrai. »

Natacha, semblable au gibier traqué qui voit venir sur lui les chasseurs et les chiens, portait de l’un à l’autre ses regards égarés.

« Natalia Ilinischna, dit Pierre en baissant les yeux, car il se sentait pris d’une profonde pitié pour elle et d’un invincible dégoût pour la mission qui lui était dévolue, — vrai ou faux, peu importe, car…

— C’est donc faux, il n’est pas marié !