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Page:Tourgueneff - Récits d un chasseur, Traduction Halperine-Kaminsky, Ollendorf, 1893.djvu/32

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Khor parvenait jusqu’à ces hauteurs d’où la vie semble une ironie. Il avait beaucoup vu, beaucoup étudié et j’ai appris de lui bien des choses.

C’est ainsi que j’appris de lui la particularité suivante. En été, avant la fenaison, paraît dans les villages une petite telejka d’une forme particulière. Elle est montée par un homme en cafetan qui vend des faux. Au comptant, il prend un rouble et vingt-cinq kopeks et trois roubles à crédit. Il va sans dire que les moujiks prennent à crédit. Deux ou trois semaines après, il reparaît et exige son argent. Le moujik qui vient de rentrer son avoine a encore de quoi s’acquitter et va au cabaret régler son compte avec le marchand. Quelques pomiéstchiks ont eu l’idée excellente d’acheter argent comptant les faux et de les céder au prix coûtant et à crédit à leurs moujiks. Mais ceux-ci, au lieu de remercier le maître, se montrèrent sombres, consternés. On les avait privés du plaisir de frapper sur la faux, d’écouter le métal vibrer, de tourner l’outil en tous sens et de dire vingt fois au mechtchanine[1] marchand : « Eh quoi ! mon petit, la faux n’est pas… chose. » La même comédie se renouvelle lors de l’achat des faucilles. Seu-

  1. Citadin, petit bourgeois.