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Page:Tourgueniev-Le Rêve.djvu/12

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la nuit, car, le lendemain matin, quand j’entrai chez elle, son visage était coloré et ses yeux brillaient d’un éclat inaccoutumé. Elle se sentit un peu mieux dans le cours de la journée ; vers le soir, la fièvre la reprit. Jusque là elle s’était tue avec obstination. Mais tout à coup elle se mit à parler d’une voix entrecoupée, faible et hâtive. Ce n’était pas le délire ; il y avait un sens dans ses paroles, mais pas la moindre suite. Peu de temps avant minuit, elle se dressa subitement d’un mouvement convulsif. J’étais assis près d’elle. De cette même voix hâtive, agitant faiblement ses mains et buvant des gorgées d’eau, sans me regarder une seule fois, elle commença un récit. De temps en temps elle s’arrêtait ; puis, faisant effort sur elle-même, elle reprenait de nouveau, et d’une façon si étrange, qu’elle semblait agir en rêve, comme si elle-même eût été absente et que quelqu’un eût parlé ou l’eût forcée de parler par sa bouche.

IX

— Écoute ce que je vais te confier. Tu n’es plus un jeune garçon ; tu dois tout savoir. J’avais une amie ; elle avait épousé un homme qu’elle aimait de tout son cœur ; elle était très heureuse avec son mari. Dès la première année de leur mariage, ils allèrent à la capitale pour y passer quelques semaines et se divertir. Ils descendirent dans un bon hôtel et ne se refusaient aucun amusement. Mon amie était jolie de visage ; on la remarquait ; les jeunes gens lui faisaient la cour. Il y en avait un, un officier, qui la suivait partout ; partout elle rencontrait ses yeux noirs et méchants. Il ne fit pas sa connaissance, il ne lui parla jamais, mais il ne cessait de la regarder avec une insistance insolente qui faisait peur à mon amie. Tous les plaisirs de la capitale étaient empoisonnés par la présence de cet homme ; elle pria son mari de partir