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Page:Tourgueniev-Le Rêve.djvu/14

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manda ce qu’était devenue cette bague ; elle ne sut que répondre, peut-être lui avait-elle glissé du doigt. On la chercha partout, on ne la trouva pas. Une grande anxiété s’empara de l’esprit du mari ; il décida de retourner à la maison le plus vite possible, et dès que le médecin le permit, mari et femme quittèrent la capitale. Mais… imagine-toi… le jour même de leur départ, ils se heurtèrent dans la rue contre une civière où l’on portait un homme qui venait d’être tué. Il avait la tête fendue. Et cet homme était l’horrible visiteur nocturne, l’homme aux méchants yeux. On l’avait tué dans une querelle de jeu.

Mon amie retourna à la campagne, et y devint mère pour la première fois. Elle vécut encore quelques années avec son mari. Celui-ci ne sut jamais rien. Que pouvait-elle lui dire ? Elle ne savait rien elle-même. Mais le bonheur d’autrefois avait disparu ; une grande tache d’ombre semblait s’être étendue sur leur vie et ne la quitta plus. Mon amie n’eut pas d’autres enfants, et quant à ce fils…

Ma mère eut un grand frisson et se cacha le visage dans les mains.

— Mais dis-moi maintenant, s’écria-t-elle avec un redoublement d’énergie, en quoi mon amie fut-elle coupable ? Que peut-elle se reprocher ? Elle a été punie ; mais n’a-t-elle pas le droit de déclarer à la face de Dieu même que cette punition est injuste ? Pourquoi donc, comme si elle était une criminelle que tourmentent des remords de conscience, pourquoi le passé se représente-t-il devant elle sous cette forme affreuse, après tant d’années écoulées ? Macbeth a tué Banco ; rien d’étonnant à ce qu’il lui apparaisse ; tandis que moi…

Ici la parole de ma mère devint si confuse et si troublée, que je cessai de la comprendre.

Évidemment elle délirait.