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Page:Tourgueniev-Le Rêve.djvu/26

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l’ancre dans la rade de New-York. Ne sachant qu’inventer, j’essayai de retrouver le nègre que j’avais vu en compagnie du défunt. Je lui fis offrir, par l’entremise des journaux, une somme assez forte s’il voulait se présenter chez nous. En effet, un nègre de haute taille, et enveloppé d’un manteau, vint un jour en mon absence ; mais, après avoir questionné la servante, il s’éloigna pour ne plus revenir.

Ainsi avaient disparu toutes traces de mon père. On aurait dit qu’il s’était englouti à tout jamais dans des ténèbres muettes. Jamais plus nous ne parlâmes de lui, ma mère et moi. Elle fut longtemps malade ; et, même après sa complète guérison, nos rapports antérieurs ne se rétablirent plus. Elle éprouvait de la gêne en ma présence, et il en fut ainsi jusqu’à sa mort. Oui, de la gêne, et c’est là un malheur irréparable. Tout s’efface ; les souvenirs des événements de famille, même les plus tragiques, perdent peu à peu leur force et leur amertume. Mais lorsqu’un sentiment de gêne et de malaise vient à s’établir entre deux proches, il n’y a plus de remède à ce mal.

Plus jamais je n’ai revu ce rêve qui m’avait tant troublé, plus jamais je ne me suis mis à la recherche de mon père. Mais quelquefois, dans mon sommeil, il me semble entendre je ne sais quels gémissements lointains, quelles plaintes incessantes et lugubres. Elles retentissent derrière une haute muraille que je ne puis franchir. Elles me tordent le cœur, et je pleure d’amères larmes, les yeux fermés. Il m’est impossible de reconnaître si c’est un homme vivant qui se plaint et gémit, ou si c’est le long et triste hurlement de la mer. Cette plainte se change soudain en ce marmottement de bête fauve que j’entendais jadis, et je m’éveille, le cœur plein de terreur et d’angoisse.

IVAN TOURGUÉNEFF.