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Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/102

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d’excellent lait avec du café ; mais il ne s’était pas encore établi devant une des petites tables peintes en blanc, qui se trouvent sur la terrasse du château, qu’on entendit la respiration bruyante de chevaux fatigués, et qu’apparurent trois calèches d’où sortit une nombreuse société de dames et de messieurs. Litvinof reconnut immédiatement que c’étaient des Russes, quoiqu’ils parlassent tous français, ou plutôt parce qu’ils parlaient français. Les toilettes des dames étaient d’une exquise recherche ; les hommes avaient des redingotes noires toutes neuves et serrant la taille, ce qui n’est pas très ordinaire de notre temps, des pantalons gris, et des chapeaux de ville très luisants. Une cravate noire, très basse, serrait le cou de chacun de ces messieurs, dont toutes les allures dénotaient quelque chose de militaire. C’étaient des militaires en effet ; Litvinof était tombé sur un pique-nique de jeunes généraux, gens de haute société et de grand poids. Leur importance se révélait en tout : dans leur désinvolture guindée, leurs sourires majestueusement affables, leurs regards distraits et affectés en même temps ; leur manière de soulever les épaules, de cambrer la taille, de fléchir légèrement les genoux ; elle se révélait jusque dans le son de leur voix, qui semblait toujours remercier des êtres subordonnés, un mélange de condescendance et de dégoût. Tous ces guerriers étaient parfaitement lavés, rasés, imprégnés de je ne sais quelle odeur de boudoir et d’état-major, mélange de la fumée des meilleurs