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Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/103

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cigares et du plus authentique patchouli. Tous avaient des mains aristocratiques, blanches, longues, terminées par des ongles polis comme de l’ivoire, — des moustaches cirées, des dents brillantes, une peau fine, de l’incarnat sur les joues, et des mentons azurés. Les uns étaient folâtres, les autres méditatifs, mais tous portaient le même cachet du « comme il faut » le plus exquis. Chacun d’eux paraissait profondément convaincu de sa valeur, de l’importance de son futur rôle dans l’État ; pour le moment, une légère teinte de cette pétulance et de ce sans-souci auxquels on s’abandonne naturellement en pays étranger, modifiait agréablement ce que cette conviction avait de trop absolu. Après s’être bruyamment installés, la société appela les garçons, fort embarrassés de répondre à toutes les exigences. Litvinof se dépêcha d’achever son verre de lait, le paya et, armé de son bâton, il avait presque franchi le pique-nique des généraux, lorsqu’il fut arrêté par une voix féminine :

— Grégoire Mikhailovitch, ne me reconnaissez-vous pas ?

Il s’arrêta involontairement ; cette voix avait naguère trop souvent fait battre son cœur ; il se retourna et vit Irène. Elle était assise auprès d’une table, les mains appuyées sur le dos d’une chaise, la tête penchée et souriante ; elle l’examinait avec attention, presque avec joie.

Litvinof la reconnut à l’instant quoiqu’elle eût