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Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/139

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et ne fit que souffler en roulant les yeux : un hoquet découvrit à Litvinof que c’était un compatriote, car il lui échappa de s’écrier en russe avec sévérité : « J’avais bien dit qu’il ne fallait pas manger de melon ! » Le soir n’apporta rien de bien consolant. Sous les yeux de Litvinof, Bindasof gagna une somme quatre fois plus forte que celle qu’il lui avait empruntée, et non seulement il ne s’acquitta point, mais encore il lui jeta un regard menaçant, comme s’il méditait de le punir pour avoir été témoin de sa veine. Le lendemain matin, une troupe de compatriotes vint de nouveau faire irruption chez lui ; dès qu’il eut réussi à s’en débarrasser, il alla dans la montagne, où d’abord il rencontra Irène, qu’il fit semblant de ne pas reconnaître, puis Potoughine. Avec celui-ci, il n’aurait pas demandé mieux que de causer, mais il n’en put tirer de réponse. Potoughine conduisait par la main une petite fille élégamment vêtue, avec des boucles presque blanches, de grands yeux sombres, un visage pâle, maladif, portant cette expression de commandement et d’impatience qui caractérise les enfants gâtés. Litvinof passa deux heures dans les montagnes et rentra par l’allée de Lichtenthal. Une dame avec un voile bleu, assise sur un banc, se leva dès qu’elle l’aperçut et l’aborda. Il reconnut Irène.

— Pourquoi me fuyez-vous, Grégoire Mikhailovitch ? lui dit-elle avec cette voix inégale qui dénote l’agitation intérieure.

Litvinof se troubla.