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Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/152

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Rappo ; un hercule étranger soulève d’une main six pouds, le nôtre vingt ; vous voyez, les autres n’ont rien de pareil ! Je prendrai la liberté de vous communiquer un souvenir qui ne me sort pas de la tête. J’ai visité ce printemps le Palais de Cristal de Londres ; dans ce palais, comme vous le savez, sont réunis des spécimens de toutes les inventions, — c’est pour ainsi dire l’encyclopédie de l’humanité. Je me suis promené au milieu de toutes ces machines, de tous ces instruments, de toutes ces statues de grands hommes, et j’ai été saisi par cette pensée : si tout à coup une nation venait à disparaître de la surface du monde, et si en même temps disparaissait de ce palais tout ce que cette nation a inventé, notre bonne petite mère, l’orthodoxe Russie, pourrait s’enfoncer dans le Tartare sans ébranler un seul clou, sans déranger une seule épingle ; tout resterait paisiblement à sa place, car le samovar, les chaussures d’écorce, le knout, — nos plus importants produits — n’ont même pas été inventés par nous. La disparition des îles Sandwich produirait plus d’effet ; ses indigènes ont inventé je ne sais quelles lances et quelles pirogues ; les visiteurs remarqueraient leur absence. Nos vieilles inventions viennent de l’Orient, nos nouvelles sont tirées de l’Occident, et nous continuons à discuter encore sur l’originalité de l’art et de l’industrie nationale ! Quelques jeunes gens ont même découvert une science russe, une arithmétique russe : deux et deux font bien quatre, chez nous comme ailleurs, mais plus crânement paraît-il.