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Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/173

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dans ce bavardage sans suite ni animation, une seule parole sincère, une seule pensée judicieuse, un seul nouveau fait. Les cris mêmes et les exclamations violentes manquaient de sincérité, on ne sentait pas de passion même dans la calomnie. Ces gens qui semblaient gémir sur le sort de la patrie, ne déploraient en réalité que la diminution probable de leurs revenus ; la peur les prenait à la gorge et des noms que la postérité n’oubliera pas étaient prononcés avec des grincements de dents. Et s’il y avait eu du moins une seule goutte d’eau vive sous tous ces décombres et ces balayures ! Quels oripeaux, quelles vaines fadaises, quelles viles futilités occupaient toutes ces têtes, toutes ces âmes ! et les occupaient non seulement pendant cette soirée, non seulement dans le monde, mais à la maison, tous les jours, à chaque heure, dans toute l’étendue et la profondeur de leur existence ! En définitive, quelle ignorance ! quelle inintelligence de tout ce qui constitue et embellit la vie humaine !

En prenant congé de Litvinof, Irène lui pressa de nouveau la main et lui murmura d’un ton significatif :

— Eh bien ! êtes-vous content ? Vous avez vu ? Est-ce joli ?

Il ne répondit rien et la salua très bas en silence.

Restée seule avec son mari, Irène voulut gagner sa chambre à coucher ; il l’arrêta.

— Je vous ai beaucoup admirée ce soir, madame, lui dit-il en fumant une cigarette, appuyé sur la