Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/181

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sur des yeux dont le regard vainqueur s’enfonçait dans son âme, et de gracieuses épaules, des épaules de jeune reine, sortaient frissonnantes des ténèbres parfumées…

Le matin, Litvinof prit enfin une résolution. Il décida qu’il irait le même jour à la rencontre de Tatiana, que, dans une dernière entrevue avec Irène, il lui dirait, si cela ne se pouvait autrement, toute la vérité, et ne la reverrait plus jamais.

Il rangea et emballa ses affaires, attendit le milieu du jour, et sortit.

Mais à la vue de ses jalousies à demi closes, le cœur lui manqua ; il n’eut pas le courage de franchir le seuil de l’hôtel, et fit quelques tours dans l’allée de Lichtenthal. « J’ai l’honneur de présenter mes hommages à M. Litvinof, » dit tout à coup une voix railleuse du sommet d’un élégant dogcart. Litvinof leva les yeux, et vit le général Ratmirof juché à côté du prince M…, sportman émérite. Le prince conduisait ; le général se pencha de son côté, et, montrant ses dents, leva démesurément son chapeau. Litvinof lui rendit son salut, et, à l’instant, comme s’il obéissait à un ordre mystérieux, il courut chez Irène.

Elle était à la maison. Il se fit annoncer et fut de suite reçu. Quand il entra, elle était debout au milieu de la chambre. Elle avait une robe du matin à larges manches ; son pâle visage dénotait de la fatigue. Elle lui tendit la main et le regarda d’un air gracieux, mais distrait.