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Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/19

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IV.

Comme écrivain, Tourguéneff est hors de pair. Il est le plus pur styliste, le premier prosateur classique de son pays, celui qui avec Pouchkine a le mieux connu les ressources et les richesses de la langue russe. Je me souviens que jadis, en Crimée, voulant apprendre le russe et demandant conseil à Maxime Gorki sur la meilleure méthode à suivre, Gorki, le moins artiste et le moins occidental des écrivains, me renvoya d’abord à Tourguéneff. Et c’est en effet par Tourguéneff que les étrangers commencent l’étude du Russe, — c’est lui qui les initie aux secrets de la plus complexe, de la plus nuancée, de la plus subtile des langues modernes, la seule héritière peut-être du génie de la langue grecque.

Mais Tourguéneff est encore un des artistes souverains de la littérature européenne. Il n’a pas la verve de Gogol, il n’a pas l’ampleur épique ni le souffle prophétique de Tolstoy, ni la profondeur tragique de Dostoievski, ni le sentiment démocratique de Gorki et de Tchekhof. Son horizon est borné et monotone comme l’horizon des steppes. Il a quelques types d’amoureux et d’amoureuses, de propriétaires et de paysans, d’intellectuels et de révolutionnaires, qui reviennent toujours. Si son talent reste constamment personnel et original, s’il n’a pas, quoi qu’on en ait dit, copié ses devanciers, il se copie lui-même sans se lasser. Mais dans ce monde limité qui est le sien, Tourguéneff reste sans rival. Tous les meilleurs juges, dans tous les pays, Mérimée et Taine et Hennequin en France, Brandes en Danemark, Henry James en Amérique, Galsworthy en Angleterre ont reconnu,