Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/20

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même au travers des traductions, la maîtrise de cet art. Il a la couleur et il a le dessin. Il a l’ordonnance et il a la composition. Il a la sobriété et il a la mesure. Il sait résumer une situation en quelques lignes et il sait peindre un caractère en quelques traits. Il n’a pas de ces longueurs qui rendent si difficile la lecture de Dostoievski et parfois de Tolstoy. Il triomphe dans la nouvelle. Il a probablement inspiré Maupassant et certainement l’admirable Tchekhof relève de lui.

Tout semble avoir profité à l’artiste, les rigueurs de la censure, les faiblesses de l’homme autant que ses vertus. Car, étant surveillé par les censeurs, il est obligé à des réticences, à des silences et à des allusions discrètes et voilées qui ajoutent à l’impression. Car, étant pessimiste, il n’a aucune illusion sur ses personnages, il garde à leur égard l’impartialité et l’objectivité shakespearienne. S’il avait été plus optimiste et plus idéaliste, plus réformateur, il aurait interposé son commentaire entre ses personnages et le lecteur, il aurait imposé ou insinué ses doctrines favorites. Mais étant fataliste, il croit à l’immutabilité des caractères, il fait agir chacun suivant la logique de son tempérament.

Il faut ajouter d’ailleurs que, si Tourguéneff contemple la Comédie humaine avec le sourire désabusé du sceptique, son sourire est souvent mêlé de larmes et son scepticisme n’exclut jamais la tendresse ni l’émotion ni la sympathie. Et son fatalisme, bien loin d’exclure la bonté et l’indulgence, les implique plutôt, car, pour lui, tout comprendre est tout pardonner. Il a une vertu éminemment chrétienne qui