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Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/231

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tu ne peux me sauver. Je te repousserais… Je suis perdu, Tania, irrévocablement perdu !

Tatiana regarda Litvinof.

— Vous êtes perdu ? dit-elle, comme si elle ne comprenait pas bien. Vous êtes perdu ?

— Oui, Tania, je suis perdu. Tout ce qui a précédé, tout ce qui m’est cher, tout ce qui faisait jusqu’à présent ma vie, est perdu pour moi ; tout est détruit, déchiré, et je ne sais ce qui m’attend dans l’avenir. Non, Tatiana, je n’ai pas cessé de t’aimer, mais un autre sentiment terrible, irrésistible, m’a envahi. J’ai résisté autant que j’ai pu…

Tatiana se leva, ses sourcils se froncèrent, son visage pâle s’assombrit. Litvinof se releva également.

— Vous aimez une autre femme, commença-t-elle, et je devine qui est cette femme… Nous l’avons rencontrée hier, n’est-il pas vrai ? Eh bien, je sais maintenant ce qui me reste à faire. Comme vous avouez vous-même que ce sentiment est irrésistible (Tatiana fit une pause ; elle espérait peut-être encore que Litvinof ne laisserait pas passer ce dernier mot sans protester, mais il ne dit rien), il ne me reste qu’à vous rendre… votre parole.

Litvinof courba la tête avec résignation, comme s’il recevait un coup mérité.

— Vous avez droit d’être indignée, balbutia-t-il ; vous avez entièrement le droit de m’accuser de bassesse, de trahison.