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Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/250

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CHAPITRE XXII


Voici ce que contenait cette lettre :

« Ma fiancée est partie hier ; nous ne nous verrons plus jamais… je ne sais même pas où elle va habiter. Elle a emporté avec elle tout ce qui me paraissait jusqu’à présent enviable et précieux ; tous mes plans, toutes mes résolutions ont disparu avec elle ; tous mes travaux sont perdus, un long labeur s’est transformé en néant, toutes mes occupations sont sans objet, sans valeur ; tout cela est mort, j’ai enterré hier mon passé tout entier. Je sens cela vivement, je le vois, je le sais et ne le regrette pas. Ce n’est pas pour me plaindre que je reviens là-dessus. Il ne me sied pas de gémir dès que tu m’aimes. Je veux seulement te dire que de tout ce passé à jamais enseveli, de tous ces espoirs réduits en cendre et en fumée il ne reste qu’une chose vivante, inébranlable : mon amour pour toi. Il ne me reste plus rien que cet amour, l’appeler mon unique trésor ne serait pas assez ; je suis tout entier dans cet amour et il est tout moi-même ; c’est mon avenir, ma vocation, mon sanctuaire et ma patrie. Tu me connais, Irène, tu sais combien les phrases me répugnent et, quelque énergiques que soient les termes avec lesquels j’essaye d’exprimer mon sentiment, tu ne saurais en soupçonner la sincérité ou les taxer d’exagération. Ce n’est pas un jeune homme qui te balbutie, dans l’ardeur de ses premiers transports, des serments irréfléchis, mais un homme déjà mûri par les années qui te dépeint simplement,