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Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/251

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franchement, presque avec terreur, ce qu’il a reconnu pour être absolument vrai. Oui, ton amour tient en moi la place de tout. Sois-en donc juge : puis-je laisser ce tout entre les mains d’un autre, puis-je lui permettre de disposer de toi ? Tu lui appartiendrais ! tout mon être, tout le sang de mon cœur lui appartiendrait ! et moi je serais simple spectateur de ma propre vie ? Non, c’est impossible ! impossible ! Ne goûter qu’à la dérobée de ce qui vous est nécessaire pour respirer, pour vivre, c’est mensonge et mort. Je comprends quel grand sacrifice je réclame de toi sans y avoir aucun droit, car qu’est-ce qui peut donner droit au sacrifice ? Ce n’est pas l’égoïsme qui me fait agir ainsi : un égoïste n’aurait pas soulevé cette question. Oui, mes exigences sont difficiles à réaliser, et je ne suis pas surpris qu’elles t’effrayent. Tu as en aversion les hommes avec lesquels tu dois vivre, le monde te fatigue ; mais auras-tu la force d’abandonner ce monde, de fouler aux pieds les couronnes qu’il t’a tressées, de mépriser l’opinion publique, l’opinion de ces hommes odieux ? Interroge-toi, Irène, ne prends pas un fardeau au-dessus de tes forces. Je ne veux pas récriminer, mais souviens-toi : une fois déjà tu n’as pu résister à la séduction. Je ne puis te donner que bien peu en échange de tout ce que tu abandonneras ! Écoute donc mon dernier mot : si tu ne te sens pas en état demain, aujourd’hui même, de tout quitter et de me suivre, — tu vois comme je te parle hardiment sans ménager mes termes, — si tu as peur de l’inconnu, de l’éloignement, de l’isolement, du mépris des hommes ; si tu n’es pas sûre, en un mot, de toi-même, dis-le-moi franchement, sans délai, et je m’en irai ; je m’en irai l’âme brisée, mais en bénissant ta franchise. Si réellement, ma belle et resplendissante reine, tu aimes un homme aussi infime et obscur que moi, si réellement tu es prête à partager son sort, — alors donne-moi la main et engageons-nous ensemble dans notre voie pénible. N’oublie seulement pas ceci : ma décision ne se peut modifier : tout ou rien. C’est insensé, mais je ne puis faire autrement ; je t’aime trop.