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Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/261

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de me sauver ; j’espérais tout réparer, jeter tout au feu, mais il paraît qu’il n’y a pas de salut pour moi, il paraît que le poison a pénétré trop profondément ; il paraît qu’on ne saurait impunément respirer cet air pendant plusieurs années ! J’ai longtemps hésité à t’écrire cette lettre ; je suis effrayée de l’impression qu’elle te fera ; je n’espère que dans ton amour, mais j’ai pensé qu’il serait peu loyal de te celer la vérité, d’autant plus que tu as peut-être déjà commencé à prendre des mesures pour l’accomplissement de notre projet. Ah ! il était délicieux, mais chimérique. Ô mon ami, traite-moi de femme faible et sans valeur, méprise-moi mais ne m’abandonne pas, n’abandonne pas ton Irène ! Je n’ai pas plus la force de quitter ce monde que d’y vivre sans toi. Nous retournons bientôt à Pétersbourg, viens-y ; nous t’y trouverons de l’occupation ; tes talents ne seront pas perdus, tu pourras leur trouver une application honorable ; seulement, vis près de moi, aime-moi comme je suis, avec toutes mes faiblesses, tous mes défauts, et sois convaincu qu’aucun cœur ne te sera aussi tendrement dévoué que le cœur de ton Irène. Viens vite chez moi ; je n’aurai pas une minute de repos tant que je ne t’aurai pas vu. »

Le sang se précipita à la tête de Litvinof et s’y figea, puis retomba lentement, lourdement sur son cœur, qu’il frappa comme d’un seul coup de marteau. Il relut la lettre d’Irène, et, comme naguère à Moscou, il tomba inanimé sur son divan. Un sombre abîme l’avait subitement entouré et il le contemplait avec un effroi stupide. Il était encore le jouet d’une tromperie, pis que cela, d’un mensonge et d’une lâcheté. Sa vie était détruite, tout en était arraché jusqu’à la racine, et voilà que la seule branche à laquelle il pût s’accrocher volait en éclats. « Suis-nous à Pétersbourg, — répétait-il