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Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/272

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son propre cadavre ; ce n’est que le sentiment d’une incurable douleur qui lui rappelait qu’il n’en avait pas fini avec la vie. De temps en temps il lui paraissait incompréhensible comment une femme, comment l’amour avait pu prendre sur lui une telle influence… Honteuse faiblesse ! murmurait-il, et il arrangeait son manteau et s’installait plus commodément dans son wagon. — Il faut commencer une vie nouvelle. Un instant se passait, il souriait amèrement et s’étonnait de lui-même. Il se mit à regarder par la fenêtre. Le temps était gris ; il n’y avait pas de pluie, mais le brouillard ne s’était pas dissipé et des nuages très bas voilaient le ciel. Le vent soufflait contre le train ; des flocons de vapeur, tantôt blanche, tantôt noire, se jouaient à la fenêtre. Litvinof se mit à les suivre des yeux. Sans cesse ni trêve, s’élevant et tombant, s’accrochant à l’herbe, aux buissons, s’étirant, se fondant dans l’air humide, se pressaient les tourbillons, toujours nouveaux et toujours les mêmes, dans une sorte de jeu monotone et fatigant. Quelquefois le vent tournait, la route faisait un coude, toute cette masse blanche disparaissait pour revenir incontinent à la fenêtre opposée, et une queue interminable cachait aux yeux de Litvinof la vallée du Rhin.

Litvinof regardait, regardait en silence, une réflexion bizarre vint le saisir. Il était seul dans son wagon ; personne ne le dérangeait. « Fumée ! fumée ! » répéta-t-il à plusieurs reprises, et subitement tout ne lui sembla que fumée : sa vie, la vie