Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/273

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russe, tout ce qui est humain et principalement tout ce qui est russe. Tout n’est que fumée et vapeur, pensait-il ; tout paraît perpétuellement changer, une image remplace l’autre, les phénomènes succèdent aux phénomènes, mais en réalité tout reste la même chose ; tout se précipite, tout se dépêche d’aller on ne sait où, et tout s’évanouit sans laisser de trace, sans avoir rien atteint ; le vent a soufflé d’ailleurs, tout se jette du côté opposé, et là recommence sans relâche le même jeu fiévreux et stérile. Il se souvint de ce qui s’était passé sous ses yeux dans ces dernières années, non sans tonnerre et grand fracas… Fumée ! murmurait-il, fumée ; il se souvint des discussions échevelées, des cris du salon de Goubaref, des disputes d’autres gens haut et bas placés, progressistes et rétrogrades, vieux et jeunes… Fumée ! répéta-t-il, fumée et vapeur ! Il se souvint enfin du fameux pique-nique, des propos et discours d’autres hommes d’État et même de tout ce que préconisait Potoughine… Fumée ! fumée ! et rien de plus. Et ses propres efforts, ses sentiments, ses essais et ses rêves ? Leur souvenir ne provoqua plus qu’un signe de main découragé. En attendant, le train dévorait l’espace. Rastadt, et Carlsruhe, et Bruchsal étaient depuis longtemps en arrière ; sur la droite, les montagnes s’éloignèrent, se rapprochèrent ensuite, mais moins hautes et moins garnies de forêts. Le train tourna court : on était à Heidelberg. Les wagons glissèrent sous l’auvent de la station ; des colporteurs se mirent à offrir toutes