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Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/28

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ne savait pourtant que devenir ni comment se présenter. C’était P, amusant bonhomme, qui se croyait très malade et très spirituel, quoique vigoureux comme un bœuf et bête comme une bûche ; il restait seul fidèle aux traditions de l’époque du Héros de notre temps[1] et de la comtesse Vorotinski : il avait conservé « le culte de la pose, » l’habitude de marcher sur les talons, avec une lenteur affectée, de garder sur son visage immobile et comme offensé une expression de morgue somnolente, de couper la parole à ses interlocuteurs en bâillant, de rire d’un rire nasal, d’examiner attentivement ses doigts et ses ongles, de ramener subitement son chapeau de la nuque aux sourcils et vice-versa. C’étaient des hommes d’État, des diplomates, portant des noms européens, gens de conseil et de raison, s’imaginant que la Bulle d’or a été donnée par le pape, et que le poortax est un impôt sur les pauvres ; c’étaient enfin d’ardents, quoique timides adorateurs des camélias, jeunes lions avec des cheveux très scrupuleusement séparés en deux jusqu’à la nuque, de magnifiques favoris pendant jusqu’aux épaules, ne portant rien sur eux qui ne vînt de Londres. Rien ne leur manquait, ce semble, pour rivaliser avec le bouffon de Paris, et pourtant nos dames les négligeaient. La comtesse C, elle-même, la directrice reconnue du grand genre, surnommée par de méchantes langues « la reine des guêpes » et « méduse en bonnet, » préférait, en l’absence du bouffon,

  1. Roman de Lermontof.