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Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/62

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endroit et il a fini par percer. On voit un homme ayant une haute opinion de lui-même, qui a foi en soi, qui ordonne, qui ordonne, c’est l’essentiel ; on s’est dit : Il doit avoir raison et il faut l’écouter. Toutes nos sectes se sont ainsi fondées. Le premier qui prend un bâton en main a raison.

Les joues de Potoughine avaient rougi peu à peu et ses yeux s’étaient voilés ; cependant, quelque dures que fussent ses paroles, on n’y sentait aucun ressentiment, mais plutôt une vraie et sincère tristesse.

— Comment avez-vous fait la connaissance de Goubaref ? demanda Litvinof.

— Je le connais depuis longtemps. Et voyez encore une de nos bizarreries. Voilà un écrivain qui a passé sa vie à tonner en vers et en prose contre l’ivrognerie et à flétrir la ferme de l’eau-de-vie ; un beau jour, il achète deux distilleries et entretient une centaine de cabarets. Un autre serait balayé de la surface de la terre ; celui-ci ne reçoit même pas un reproche. Il en est ainsi de M. Goubaref : il est slavophile, démocrate, socialiste, tout ce que l’on veut, et son bien était régi, est encore régi par son frère, un seigneur de l’ancienne roche, de ceux qu’on surnommait dentistes. Et cette même madame Soukhantchikof, qui se réjouit de ce que madame Beecher-Stowe a souffleté Tenteléef, rampe presque devant Goubaref, dont tout le mérite consiste à faire croire qu’il lit des ouvrages savants et recherche en tout la profondeur. Vous avez pu