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Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/63

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juger aujourd’hui s’il a du talent pour la parole. C’est encore heureux qu’il ne sache que marmotter, car, quand il est en belle humeur, il se met à raconter de vilaines petites anecdotes cyniques ; au point que, quelque patient que je sois, je n’y peux tenir ; et avec quel misérable ricanement il raconte tout cela, notre grand Goubaref !

— Comme si vous étiez patient ! dit Litvinof. Je supposais le contraire… mais permettez-moi de vous demander votre nom de baptême.

Potoughine huma un peu de kirschwasser.

— Je m’appelle Sozonthe Ivanovitch. On m’a donné ce charmant nom en mémoire d’un archimandrite de mes parents, auquel je ne dois pas autre chose. Je suis, si je puis m’exprimer ainsi, de race sacerdotale. Quant à ma patience, vous avez tort d’en douter ; j’ai servi vingt-deux ans sous mon oncle le conseiller d’État actuel Irinarche Potoughine. Vous l’avez connu ?

— Non.

— Je vous en félicite. Non, je suis patient. Mais reprenons notre premier point, comme dit mon respectable confrère l’archiprêtre Avvakoum, celui-là même qu’on a brûlé sous le czar Théodore. Je n’en reviens pas, monsieur, de nos compatriotes. Tous se lamentent, tous errent avec un visage allongé, et en même temps tous sont pleins d’espérance. Voyez les slavophiles auxquels M. Goubaref se dit affilié : ce sont d’excellentes gens, et pourtant c’est toujours le même mélange de désespoir et d’ou-