Aller au contenu

Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/95

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Elle a pleuré ?

— Oui, elle a pleuré. Egorovna me l’a dit, et ses yeux sont si rouges, si gonflés…

Litvinof fit deux tours dans la chambre, en grelottant comme s’il eût eu froid, et rentra chez lui. Il éprouvait une sensation semblable à celle qui saisit l’homme regardant en bas d’une haute tour. Il sentait comme un vertige, un étonnement hébété, un fourmillement de vilaines petites pensées, une terreur confuse, une attente muette, de la curiosité, une curiosité étrange, presque maligne, et dans la gorge resserrée l’amertume de larmes qui ne peuvent pas couler. Sur les lèvres un effort de sourire niais et des supplications stupides et lâches qui ne s’adressaient à personne… Oh ! que tout cela était cruel et humiliant ! « Irène ne veut pas me voir, ne cessait-il de se répéter, c’est évident, mais pourquoi cela ? Qu’est-ce qui a pu se passer dans ce fatal bal ? Comment peut-on changer ainsi tout à coup, si subitement ?… (Les hommes voient tous les jours la mort venir à l’improviste, mais ne peuvent s’accoutumer à cet improviste et le taxent d’absurde.) Ne rien me faire dire, ne pas vouloir s’expliquer avec moi…

— Grégoire Mikhailovitch, cria une voix à son oreille.

Litvinof se redressa ; son domestique se tenait devant lui un billet à la main. Il reconnut l’écriture d’Irène… Avant de l’ouvrir, il pressentit un malheur, courba la tête et souleva ses épaules comme pour se