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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, I.djvu/254

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donner telle ou telle marchandise pour tel ou tel prix. Le propriétaire est toujours le maître de la garder, et par conséquent de fixer les conditions sous lesquelles il consent à s’en dessaisir.

Il est bien vrai que dans un commerce animé et exercé par une foule de mains, chaque vendeur et chaque acheteur en particulier entre pour si peu dans la formation de cette opinion générale et dans l’évaluation courante qui en résulte, que cette évaluation peut être regardée comme un fait indépendant d’eux, et dans ce sens l’usage autorise à appeler cette valeur courante la vraie valeur de la chose ; mais cette expression, plus commode que précise, ne pouvant altérer en rien le droit absolu que la propriété donne au vendeur sur la marchandise et à l’acheteur sur l’argent, l’on ne peut en conclure que cette valeur puisse servir de fondement à aucune règle morale ; et il reste exactement vrai que les conditions de tout échange ne peuvent être injustes qu’autant que la violence ou la fraude y ont influé.

Qu’un jeune étranger arrive dans une ville et que, pour se procurer les choses dont il a besoin, il s’adresse à un marchand fripon ; si celui-ci abuse de l’ignorance de ce jeune homme en lui vendant au double de la valeur courante, ce marchand commet certainement une injustice envers ce jeune homme. Mais en quoi consiste cette injustice ? est-ce en ce qu’il lui a fait payer la chose au delà de sa valeur réelle et intrinsèque ? Non ; car cette chose n’a point, à proprement parler, de valeur réelle et intrinsèque, à moins qu’on n’entende par là le prix qu’elle a coûté au vendeur (prix qui n’est point sa valeur dans le commerce, sa valeur vénale uniquement fixée par le rapport de l’offreà la demande). La même chose qui vaut aujourd’hui dans le commerce un louis, ne vaudra peut-être dans quinze jours que 12 francs, parce qu’il en sera arrivé une grande quantité, ou seulement parce que l’empressement de la nouveauté sera passé. Si donc ce jeune homme a été lésé, c’est par une autre raison ; c’est parce qu’on lui a fait payer 6 francs, dans une boutique, ce qu’il aurait eu pour 3 livres dans la boutique voisine, et dans toutes les autres de la ville ; c’est parce que cette valeur courante de 3 livres est une chose notoire ; c’est parce que, par une espèce de convention tacite et générale, lorsqu’on demande à un marchand le prix d’une marchandise, on lui demande ce prix courant ; c’est parce que quiconque soupçonnerait le moins du monde la sincérité de sa réponse, pourrait la vérifier sur-le-champ, et que par conséquent il ne peut