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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, I.djvu/293

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éprouvons. Ce qui presse, c’est de casser l’arrêt si imprudemment rendu, il y a deux mois, par le parlement de Paris, par lequel il anéantit l’effet de la déclaration du 25 mai 1763.

Quel temps, monsieur, pour effaroucher les négociants en grains, pour les dénoncer tous au peuple comme les auteurs de la disette, en imputant cette disette au monopole ; pour mettre leur fortune dans la main de tout officier de police ignorant ou malintentionné ; pour donner à des juges de village, disons même à des juges quels qu’ils soient, disons à des hommes, le pouvoir d’arrêter tout transport de grains ; sous prétexte de garnir leurs marchés, le pouvoir de vexer les marchands, les laboureurs, les propriétaires, de les livrer à une inquisition terrible, et d’exposer leur honneur, leur fortune et leur vie à la fureur d’un peuple aveugle et forcené ; pour rendre impossible tout achat de grains considérable, et par conséquent toute spéculation tendant à porter des grains d’une province à une autre, puisque assurément on ne peut faire de gros achats dans les marchés sans les épuiser, sans faire monter le prix tout à coup et exciter contre soi le peuple et les officiers de police !

Quoi ! tout cela est pressé ! dans un moment où, tandis que quelques provinces du royaume ont joui d’une récolte assez abondante, d’autres sont abandonnées à la plus affreuse disette, qui vient aggraver la misère où les a laissées une première disette qu’elles venaient d’essuyer ; et encore lorsqu’en même temps l’augmentation rapide et inouïe dans les ports du Nord ôte l’espérance de tout secours des pays d’où l’on peut ordinairement importer le plus et au plus bas prix ; lorsqu’aux difficultés et aux risques déjà si grands d’un long transport de grains par mer se joint une nouvelle augmentation de frais et de risques, par la nécessité des quarantaines et un retard forcé qui peut changer tout l’événement d’une spéculation du gain à la perte, et pendant lequel les peuples continuent de souffrir la faim ; lorsque, pour surcroît, des apparences de guerre menacent de fermer nos ports à tout secours ; lorsque par conséquent le royaume est réduit à ses seules ressources et à la seule égalisation que peut mettre le commerce entre la masse des denrées et les prix, en faisant passer les grains des provinces abondantes dans celles où la récolte a manqué ?

S’il y a jamais eu un temps où la liberté la plus entière, la plus absolue, la plus débarrassée de toute espèce d’obstacles ait été nécessaire, j’ose dire que c’est celui-ci, et que jamais on n’a dû moins