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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, I.djvu/376

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d’une valeur équivalente. Alors, mais seulement alors, la liberté du commerce garantira véritablement le peuple de la disette.

J’ai cru devoir insister beaucoup sur cette observation, parce qu’il me paraît important de ne point se tromper d’avance sur ce qu’on doit attendre de la liberté. On a dit cent fois, et on a eu grande raison de dire que cette liberté serait un remède assuré contre la fréquence des disettes ; mais on n’a pas dit et on n’a pas dû dire qu’elle dût produire cet effet dès les premières années de son établissement et avant que le commerce, qui en est la suite, eût eu le temps de naître et de se former : on n’a pas dû dire que la liberté doive garantir de toute cherté dans les provinces où les moyens de payer ne sont pas proportionnés au prix nécessaire des grains importés, avant le temps où l’effet de la liberté se sera fait sentir par l’augmentation de l’aisance du peuple et par l’établissement d’un prix habituel des denrées de subsistance rapproché du niveau du marché général. Il ne faut donc pas demander à la liberté ce qu’elle n’a pas promis ; il ne faut pas, lorsqu’on verra des disettes après trois ou quatre ans d’une liberté imparfaite qui n’a encore pu faire naître ni monter le commerce, s’écrier que l’expérience a démenti les spéculations des partisans de la liberté. Lors même qu’après une liberté plus ancienne et plus complète, mais qui n’aurait cependant pas encore assez enrichi le peuple, ni changé sa manière de vivre dans quelques provinces pauvres et trop éloignées des débouchés, lorsque dans ces provinces on verrait encore des disettes, il ne faudrait pas en faire une objection contre la liberté ; il faudrait seulement en conclure que la liberté n’est pas établie depuis assez longtemps pour avoir produit tous ses effets. Elle doit un jour assurer la subsistance des peuples, malgré les inégalités du sol et des saisons ; mais c’est une dette qu’il ne faut exiger d’elle qu’à l’échéance.

Ce n’est pas cependant qu’on ne puisse encore imaginer des circonstances physiques et morales tellement combinées, que la liberté la plus grande et tous les secours du commerce seraient insuffisants. Il n’est peut-être pas physiquement impossible que la récolte manque dans toute l’Europe à la fois, et que le même événement se renouvelle plusieurs années de suite. Il est bien certain que la liberté et le commerce ne pourraient alors établir le niveau ordinaire des prix, puisque la denrée n’existerait pas : il faudrait souffrir, et peut-être mourir. Mais je ne vois pas comment on pourrait en rien conclure