Aller au contenu

Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, I.djvu/586

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

si, dis-je, on s’est proposé ce but, on détruit d’une main ce qu’on élève de l’autre, lorsqu’on charge les syndics du recouvrement des deniers.

Le syndicat du vingtième revêtu de cette fonction serait un second fléau sur les campagnes, ajouté au premier fléau de la collecte pour les tailles, que je regarde comme aussi destructive de l’agriculture que la milice, et comme un des plus grands obstacles à la formation des communautés dans les campagnes. — C’est cette malheureuse collecte qui change en bourgeois des villes franches presque tous les propriétaires de terre. Un collecteur est un des plus malheureux personnages qu’on puisse imaginer, exposé à tous les instants à se voir traîné en prison, obligé de faire continuellement des avances dont il n’est payé qu’avec lenteur et à force de poursuites pénibles et coûteuses ; il passe deux ou trois ans à courir de porte en porte et à négliger ses propres affaires ; il s’endette et se trouve ordinairement ruiné. Dans les provinces de petite culture, on évalue la collecte d’une paroisse ordinaire à une perte de trois à quatre cents livres. Si ces trois à quatre cents livres par paroisse étaient levées sur tout le monde, on les regarderait comme une charge très-forte, mais passant successivement sur chaque famille aisée, qu’elle ruine totalement, elle est mille fois plus onéreuse. Quel est l’homme qui, pouvant éviter ce malheur en transportant son domicile dans une ville, ne prendra pas ce parti ? Voilà donc tous les capitaux qui pouvaient soutenir l’agriculture portés dans les villes ; voilà toutes les dépenses des gens aisés concentrées dans les villes : elles ne retourneront à la campagne que par les voies d’une circulation lente, et diminuées par les frais de voiture et de revente[1].

Quand on a chargé les asséeurs de la taille de la collecte des deniers, on a cru que les asséeurs seraient par là intéressés à asseoir l’imposition sur les contribuables les plus aisés, afin d’assurer le recouvrement. De là il est arrivé que la facilité du payement a été le seul principe de la répartition, et que chacun a évité de mettre au jour sa richesse. On a bientôt appris à se laisser accabler de frais avant de payer sa taxe, et l’on peut assurer qu’une grande partie des désordres de la taille arbitraire tiennent à cette cause.

Les asséeurs et collecteurs sont aussi censés choisis par la paroisse, et c’est d’après cette fiction de droit que non-seulement on a rendu la paroisse responsable de la dissipation des deniers, mais encore qu’on a, par un règlement de 1603, autorisé le receveur des tailles à prendre quatre habitants parmi les plus haut taxés, et à les attaquer solidairement pour remplacer le montant de la dissipation, sauf à ceux-ci à attaquer les biens du collecteur dissipateur, et en cas d’insuffisance, à se pourvoir pour obtenir un rejet sur la paroisse dont ils ne peuvent être remboursés qu’au bout de quelques années. Il serait très-utile d’abroger cette loi barbare, et rien ne serait plus aisé. Il n’y aurait qu’à obliger le receveur des tailles à poursuivre en son nom les biens du collecteur dissipateur, et accorder, en cas d’insuffisance, le rejet à son profit. Il est vrai que, se trouvant obligé de faire les avances, il faudrait aussi lui accorder l’intérêt jusqu’à la rentrée du rejet ; mais cet intérêt serait bien moins onéreux que la solidarité qu’on lui permet d’exercer.

De toutes les charges, les plus odieuses et les plus ruineuses sont celles

  1. Il faut surtout lire Boisguillebert sur le fléau de la collecte. On se convaincra qu’il n’y a pas de pays où la fiscalité ait été plus oppressive qu’en France. (Voyez Économistes financiers du dix-huitième siècle, page 186.)