Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/507

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core avant celle-là, car les protestants et les catholiques reconnaissent les uns et les autres la vérité du christianisme et la divinité des Écritures, sur lesquelles toutes les communions chrétiennes prétendent appuyer leurs croyances. Mais les juifs n’admettent pas toutes ces Écritures ; une grande partie de l’Asie suit la religion de Mahomet, et rejette celle de Jésus-Christ. Les pays musulmans sont aussi étendus que les pays où le christianisme est établi ; le reste de la terre, encore plus vaste, ne reconnaît ni Mahomet ni Jésus-Christ, et suit des religions différentes. Tous ces peuples, et leurs magistrats, et leurs rois, sont bien loin de croire à l’infaillibilité de l’Église romaine ; et puisque les rois ne sont pas d’accord sur cette infaillibilité, puisque leur qualité de rois les laisse également sujets à l’erreur sur cette question et sur les questions mêmes que celle-là suppose, leur qualité de rois ne leur donne donc aucun titre pour juger plutôt cette question que les autres ; ils sont donc tous aussi incompétents les uns que les autres pour en décider. Ceux qui sont soumis à l’Église lui sont soumis pour eux, pour leur propre salut comme hommes ; mais ils ne le sont point comme princes. Ils ne le sont point pour le salut de leurs sujets, qui ne leur est pas confié.

Non, le salut de leurs sujets ne leur est point et ne peut leur être confié. Il ne l’est ni ne peut l’être à aucun prince infidèle, et s’il l’était au prince chrétien et catholique à l’exclusion du prince infidèle, il faudrait qu’il y eût quelque différence, entre le prince infidèle et le prince catholique, quant à l’autorité qu’ils ont droit d’exercer sur leurs sujets. Il faudrait que Clovis, en se faisant chrétien, eût acquis des droits de souverain qui lui manquaient auparavant. Il faudrait que la couronne, en passant de la tête de Henri III sur celle de Henri IV, eût perdu quelques-uns de ses droits, et c’était en effet la doctrine des fanatiques du temps.

Tel est le piège que le fanatisme intolérant a tendu aux princes qui ont eu la sottise de l’écouter. En les flattant d’un pouvoir inutile à leur grandeur, il n’a voulu qu’acquérir un instrument aveugle de ses fureurs, et se préparer un titre pour dépouiller à son tour l’autorité légitime, si elle ne voulait plus être son esclave. C’est le même esprit, c’est la même doctrine, qui a produit l’infernale Saint-Barthélémy et la détestable Ligue, mettant tour à tour le poignard dans la main des rois pour égorger les peuples, et dans la main des peuples pour assassiner les rois.