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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/618

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les seules richesses, le seul loisir dont quelques hommes jouissent encore, perdus dans l’oisiveté d’une noblesse répandue çà et là dans ses châteaux, et qui ne savait que se livrer des combats inutiles à la patrie. L’ignorance la plus grossière étendue sur toutes les nations, sur toutes les professions ! Tableau déplorable, mais trop ressemblant, de l’Europe pendant plusieurs siècles.

Et cependant du sein de cette barbarie ressortiront un jour les sciences et les arts perfectionnés. Au milieu de l’ignorance un progrès insensible prépare les éclatants succès des derniers siècles. Sous cette terre se développent déjà les faibles racines d’une moisson éloignée. Les villes, chez tous les peuples policés, sont par leur nature le centre du commerce et des forces de la société. Elles subsistaient, et si l’esprit du gouvernement féodal né des anciennes coutumes de la Germanie combinées avec quelques circonstances accidentelles, les avait abaissées, c’était dans la constitution des États une contradiction qui devait s’effacer à la longue. Je vois bientôt les villes se relever sous la protection des princes ; ceux-ci, en tendant la main aux peuples opprimes, diminuer la puissance de leurs vassaux, et rétablir peu à peu la leur.

On étudiait déjà le latin et la théologie dans les universités, avec la dialectique d’Aristote. Dès longtemps les Arabes musulmans s’étaient instruits dans la philosophie des Grecs ; et leurs lumières se répandaient dans l’Occident. Les mathématiques s’étaient étendues par leurs travaux, plus indépendantes que les autres sciences de la perfection du goût, et peut-être même de la justesse de l’esprit. On ne peut les étudier sans être conduit au vrai. Toujours certaines, toujours pures, les vérités naissaient environnées des erreurs de l’astrologie judiciaire. Les chimériques espérances du grand-œuvre, en animant les philosophes arabes à séparer, à rapprocher tous les éléments des corps, avaient fait éclore sous leurs mains la science immense de la chimie, et l’avaient répandue partout où les hommes peuvent être trompés par leurs désirs avides. Enfin, de tous côtés les arts mécaniques se perfectionnaient par cela seul que le temps s’écoulait, parce que, dans la chute même des sciences et du goût, les besoins de la vie les conservent, et parce que dès lors, dans cette foule d’artisans qui les cultivent successivement, il est impossible qu’il ne se rencontre quelqu’un de ces hommes de génie qui sont mêlés avec le reste des hommes, comme l’or avec la terre d’une mine.

De là quelle foule d’inventions ignorées des anciens, et dues à un siècle barbare ! Notre art de noter la musique, les lettres de change, notre papier, le verre à vitres, les grandes glaces, les moulins à vent, les horloges, les lunettes, la poudre à canon, l’aiguille aimantée, la perfection de la marine et du commerce. Les arts ne sont que l’usage de la nature, et la pratique des arts est une suite d’expériences physiques qui la dévoilent de plus en plus. Les faits s’amassaient dans l’ombre des temps d’ignorance, et les sciences, dont le progrès pour être caché n’en était pas moins réel, devaient reparaître un jour accrues de ces nouvelles richesses ; et telles que ces rivières qui, après s’être dérobées quelque temps à notre vue dans un canal souterrain, se montrent plus loin grossies de toutes les eaux filtrées à travers les terres.

Différentes suites d’événements naissent dans les différentes contrées du monde, et toutes comme par autant de routes séparées concourent enfin