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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/643

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fections douces s’étendant toujours, du moins en Europe, diminuent l’empire de la vengeance et des haines nationales. Mais, avant que les lois eussent formé les mœurs, ces passions odieuses étaient cependant nécessaires à la défense des individus et des peuples. Ce sont, si j’ose ainsi parler, les lisières avec lesquelles la nature et son auteur ont conduit l’enfance du genre humain.

L’homme est encore barbare en Amérique, et dans les premiers temps du reste du monde il a presque toujours été cruel pour les étrangers. Cet aveuglement partial envers sa patrie, jusqu’à ce que le christianisme et depuis la philosophie lui aient appris à aimer tous les hommes, ressemble à l’état de ces animaux qui pendant l’hiver sont hérissés d’un poil épais et hideux qui doit tomber au printemps ; ou si l’on veut, ses premières passions sont comme les premières feuilles qui enveloppent et cachent la tige nouvelle d’une plante, puisse flétrissent à la naissance d’autres enveloppes, jusqu’à ce que par des accroissements successifs cette tige paraisse et se couronne de fleurs et de fruits. Cette théorie n’est point injurieuse à la Providence. Les crimes qui furent commis ont été les crimes de l’homme. Ceux qui se les permirent n’ont pas été heureux ; car nul bonheur dans les passions coupables. Ceux qui pour y résister déployèrent du courage et de la vertu, ont eu une première récompense dans les sentiments de cette vertu courageuse. La lutte des uns et des autres a augmenté les lumières et les talents de tous, et donné a la connaissance de ce qui est bien un caractère de certitude, qui de jour en jour parle plus fortement aux consciences, et un charme qui finira par maîtriser tous les cœurs. L’univers ainsi envisagé en grand, dans tout l’enchaînement, dans toute l’étendue de ses progrès, est le spectacle le plus glorieux à la sagesse qui y préside.

Ce n’est que par les bouleversements et les ravages que les nations se sont étendues, que la police, les gouvernements se sont perfectionnés à la longue ; comme dans ces forêts de l’Amérique, aussi anciennes que le monde, où de siècle en siècle les chênes se sont succédé les uns aux autres, où de siècle en siècle les chênes tombant en poussière ont enrichi le sol de tous les sucs féconds que l’air et les pluies leur ont fournis, où les débris des uns, devenant pour la terre qui les avait produits un nouveau principe de fécondité, ont servi à la production de nouveaux rejetons plus forts encore et plus vigoureux. Ainsi, par toute la surface de la terre les gouvernements ont succédé aux gouvernements, les empires se sont élevés sur la ruine des empires, leurs débris dispersés se sont rassemblés de nouveau ; les progrès de la raison sous les premiers gouvernements, débarrassés de la contrainte des lois imparfaites qu’imposait le pouvoir absolu, ont eu plus de part à la constitution des seconds. Des conquêtes multipliées étendaient les États ; l’impuissance d’une législation barbare et d’une police bornée les forçait à se diviser. Ici, les peuples fatigués de l’anarchie se sont jetés dans les bras du despotisme ; ailleurs, la tyrannie poussée à l’excès a produit la liberté. Aucune mutation ne s’est faite qui n’ait amené quelque avantage ; car aucune ne s’est faite sans produire de l’expérience, et sans étendre ou améliorer, ou préparer l’instruction. Ce n’est qu’après des siècles et par des révolutions sanglantes que le despotisme a enfin appris à se modérer lui-même, et la liberté à se régler ; que la fortune des États est enfin devenue moins chancelante et plus durable. Et c’est ainsi que, par des alternatives d’agitation et de calme, de biens et de maux, la masse totale du genre humain a marché sans cesse vers sa perfection.